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Schweizerische Ethnologische Gesellschaft

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Les corps à l’ère du Covid-19

Claire Vionnet*

Et d’un jour à l’autre, les corps n’osaient plus se toucher. 
Tous ces frôlements involontaires dans les transports publics, les rues étroites et les
supermarchés peuplés disparurent.
Les bises pour se saluer, les poignées de main, les accolades entre amis, toutes ces
manifestions corporelles bannies.
Les foyers resserraient leurs liens nucléaires.
Les couples avaient (enfin) le temps de se retrouver.
Mais les célibataires devaient affronter un silence corporel. D’un coup, plus aucune
sensation d’autre peau humaine.
Le toucher professionnel devint suspect. Chaque corps menaçant, peut-être porteur de la
maladie. Il fallait s’en protéger, éviter les risques de contagion. 
Porter des gants et des masques, se laver les mains, sans cesse désinfecter. Le corps d’autrui
devint source de danger. Toucher. Cet acte par essence thérapeutique. Cet acte de reconnaissance de l’autre.
À l’ère Corona, toucher était menaçant.
Le tabou par excellence.

Et les corps s’évitaient.
Ils creusaient une distance entre eux.
Ils changeaient de trottoir en se croisant.
Certains visages se figeaient, à peine s’ils osaient encore saluer.
Chacun se créait une auréole de deux mètres de diamètre.

L’Etat – les politiques de santé – vint s’immiscer entre nous.
Nous obéissions.
Nous faisions confiance.
Par chance, la cellule familiale – tribu des temps modernes – restait intouchée.
On avait toujours envié les cultures du sud. On estimait leur proximité, leur rapport au corps
« si organique », leur aisance du toucher.
On parlait d’un malaise corporel chez nous. 
Mais avec cette nouvelle distance aux corps, on se disait qu’on était tout de même pas si
handicapés en matière de toucher.

On prenait conscience de l’automatisme de nos gestes quotidiens.
Toutes ces mini-actions que nous effectuions au cours de la journée et qui demandaient d’être remises à jour.
Faire la file devant le magasin. Se désinfecter les mains. Laisser un écart avec les autres
clients.
S’arrêter. Attendre. Laisser place.
Tout prenait du temps.
On faisait attention, mais trop souvent nos corps nous rattrapaient. Alors on était remis à
l’ordre. 
Oups, pardon, j’avais oublié.
Les employés des magasins devinrent les nouveaux garants de l’ordre.

Le corps agissait à ses habitudes. Il fallait recréer de nouveaux automatismes.
Le plus dur, c’était de se retrouver avec ses proches : ses propres parents dont on osait
même plus tenir la main. Une proxémie à laquelle il fallait renoncer.
Pour redéfinir une nouvelle distance aux corps.

Alors, les rencontres devenaient de plus en plus rares. Il valait mieux se protéger.
C’est aussi parce que ça faisait mal de se rencontrer sous ces nouvelles contraintes.
C’était dur d’accepter cette distance corporelle avec les êtres chers.
Alors, il n’y avait plus qu’à se téléphoner.
Là au moins, on sentait l’intimité émotionnelle de la voix.
Et on oubliait l’intrusion des politiques de santé entre nos corps, dans nos corps.

On n’a même plus pu faire ses courses en couple.
Les villes devenaient fantômes,
Peuplées de police et de barrières.
Ça faisait trop mal de sortir en ville. D’accepter le vide et le silence des rues.
La nature devint le dernier refuge.
Ce fut l’exode campagnard. Des autoroutes humaines se formaient le long des rivières.
Ça devint même difficile de croiser. Il valait mieux privilégier les promenades solitaires.
Et on a fini par s’enfermer, s’isoler.
On se soumettait si docilement au confinement.

Pourtant, les bombes étaient silencieuses.
On nous parlait constamment de ce virus.
La menace rôdait.
Mais elle paraissait invisible.
On la supposait, on l’imaginait, on l’entendait.
Mais on ne la voyait pas, nous, les gens de l’ordinaire.
Les professionnels de la santé, c’était différent. Eux étaient au front.

Début avril 2020. Encore aucun proche atteint par la maladie.
Elle allait venir, il paraît. Et elle allait faire des dégâts.
Alors on attendait.
Et on intégrait les nouvelles règles de santé diffusées sur internet.
La radio et la télévision étaient devenus nos animaux de compagnie.
Et petit à petit, on changeait nos habitudes.
On se recréait un mode de vie dans la distance entre les corps.
Et on finit par s’isoler physiquement dans nos tours d’ivoire.
Alors on se recréa un monde en ligne. 
Le virtuel devint réel. 
Et un nouveau genre d’intimité émergea par les médias de communication.

*Claire Vionnet studied Social Sciences at the University of Lausanne. She wrote a PhD on the creation of gesture in contemporary dance, combining Anthropology and Dance Studies (2018). Her current postdoctoral research explores the phenomenon of intimacy in contact improvisation and contemporary dance (SNF Early Postdoc.Mobility). As a dancer, she also works creatively with dance communities. Inspired by her cooperation with the research teams of  Tim Ingold and Erin Manning, she attempts to articulate practice and theory, reuniting art, society and anthropology.

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