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Quand la science s’engage : perspectives anthropologiques face aux défis globaux

Auteur: Peter Bille Larsen (UNIGE et UZH) | Édition: Julie Zingg et Arnaud Gariépy (ASSH)

Quel rôle et quelle posture tenir en tant que scientifique pour pratiquer une science engagée face à des questions brûlantes telles que le changement climatique, les inégalités sociales ou les crises humanitaires actuelles ?

Comment répondre à ces défis globaux d’un point de vue anthropologique ? L’analyse des modes de vie, l’étude des institutions, des perceptions culturelles et des enjeux identitaires constituent des repères importants afin de comprendre ces nouveaux enjeux. Au moyen de la Commission Interface, hébergée par la Société Suisse d'Ethnologie (SSE), nous prônons un apprentissage collectif autour d’un engagement anthropologique à travers une réflexivité critique. Ainsi, plutôt que de répliquer des clivages entre les savoirs théoriques et les pratiques, nous préférons mettre en avant les synergies et les potentialités impliquées dans la pratique1. Nous soutenons donc une démarche collaborative valorisant la multiplicité de voix et l’usage de médias de tous types.

Cette contribution me permet de souligner trois perspectives importantes pour notre communauté afin de renouveler la complémentarité entre l’enseignement, l’écriture et la participation engagée dans la sphère publique.

1) L’indépendance comme élément primordial de la recherche engagée

Est-il aujourd’hui possible de s’engager comme chercheur et chercheuse sans mettre en péril notre indépendance face au risque de se voir instrumentalisé·e·s par des enjeux politiques ? Pour certain·e·s collègues, l’engagement est une composante importante du métier de scientifique, sans pour autant le réduire à une démarche fondée sur des valeurs. A l’inverse, un regard plus distancé est souvent prôné pour prétendre à une lecture plus indépendante et critique. Mais y aurait-il une troisième voie, une position intermédiaire à cela ? Peut-on être engagé·e sans pour autant sacrifier sa rigueur et son indépendance scientifique, en mettant en péril sa légitimité par certaines prises de positions ? 

Il me semble que la question ne se pose pas. Il y a nécessairement un va-et-vient entre la pratique et la théorie, entre le terrain et le travail d’analyse, de conceptualisation ou de modélisation dès lors qu’on s’intéresse aux activités humaines. L’engagement nécessite d’être pris en compte de manière récurrente dans chaque recherche. C’est une manière d’être en interaction avec des publics plus larges que le seul monde scientifique. Dans mon parcours de scientifique, l’engagement a joué par exemple un rôle déterminant dans l’exposition de nouveaux domaines d’action sociale. Le travail que j’ai effectué autour des questions de conservation et de droits de l’homme a contribué à façonner de nouvelles pistes théoriques et conceptuelles. Une lecture plus fine de la mise en œuvre de la Convention (n° 169) relative aux peuples indigènes et tribaux a ainsi permis de mieux élucider les tensions et les contradictions dans les enjeux de gouvernance2. L’approfondissement de ce texte à, quant à lui, été motivé et nourri par des dialogues entre différents représentants étatiques et la société civile3. Face à la crise de la biodiversité notamment, l’engagement auprès des ONG de conservation a été fondamental pour mieux comprendre et rethéoriser une anthropologie de ces organisations4. L’expérience a été identique quant aux défis rencontrés par des défenseurs et défenseuses de l’environnement en collaboration étroite avec chercheurs, rapporteurs spéciaux de l’ONU et la société civile5. Toute bonne recherche en anthropologie nécessite d’être proche de son terrain de recherche, ce qui garantit l’intégrité des travaux c’est la transparence quant à la méthodologie employée, l’ouverture à la critique des pairs et le dialogue qui s’ensuit. Par conséquent, je ne crois pas qu’être engagé·e puisse être un problème si ces critères sont remplis. Bien au contraire.

2) Un enseignement engagé au service des futures générations et de la rigueur scientifique

Par rapport à la question de l’enseignement, peut-on être engagé·e face aux questions brûlantes de l’actualité tout en restant crédible ? Il paraît essentiel que les enseignant·e·s prennent positions sur les sujets d’actualité, au risque de sembler déconnecté·e·s du réel. Une prise de position au niveau de l’institution et du corps enseignant permet de mettre en évidence la diversité des approches et des méthodes possibles pour traiter des sujets importants. La transparence, quant à la méthode utilisée, permet de garantir et de transmettre le sens de la rigueur scientifique à la nouvelle génération de chercheuses et chercheurs. 

Un aspect de l’engagement ne doit pas être ignoré : une position engagée permet d’entrer en relation avec le besoin émergeant et de plus en plus pressant des jeunes générations de questionner leur avenir dans un monde aux pronostics instables. L’incapacité de la communauté internationale à répondre de façon efficace aux enjeux de durabilité en est un bon exemple : face aux défis environnementaux, la présence de l'éco-anxiété et d’autres émotions « fatalistes » parmi les étudiant·e·s n’est pas surprenante. Pour réagir face à ce phénomène et proposer une démarche constructive, nous avons récemment mené une école d’étéque nous avons nommé « critical sustainability engagements ». L’objectif était d’offrir aux étudiant·e·s un cadre dans lequel utiliser leur intellect et leur curiosité afin d’analyser les pratiques non durables de notre époque, pour ensuite repenser et proposer des alternatives soutenables. On voit ici combien une position engagée peut fournir des pistes pour repasser à l’action, individuellement et collectivement, face à un réel qui peut parfois paraître effrayant et paralysant.

3) L’anthropologie : une discipline propice au dialogue et à l’engagement sociétal

Plutôt que de nous limiter à quelques publications dans des revues scientifiques, je pense qu’en tant que chercheuses et chercheurs, nous avons beaucoup à gagner en écrivant dans différents espaces pour de nouveaux publics. En tant que membre de la Commission suisse pour l’UNESCO, j’ai par exemple récemment pu participer à divers événements internationaux allant de réunions de l’ONU à des rencontres avec la société civile. En organisant les Dialogues de Genève sur les droits de l’homme, nous avons cherché à démontrer la valeur de l’analyse et de la production collective de connaissances. Il nous a ainsi été possible de mobiliser une importante diversité d’acteurs permettant d’examiner les défis liés à la liberté d'expression, au droit à la science et aux droits culturels. Ces dialogues offrent aux parties prenantes une synthèse de l’état de ces grandes thématiques, afin d’améliorer les mécanismes multilatéraux, la coopération et l’efficacité des actions à mener. Adopter une posture de « scientifique engagé » nécessite ainsi une ouverture fondamentale à de nouvelles méthodes de collaboration horizontale et de nouvelles méthodologies de recherche. Se limiter à partager les travaux existants par une communication scientifique n’est pas suffisant. Grâce à l’ouverture épistémologique de l’anthropologie, cette discipline se trouve être particulièrement propice à ces nouvelles méthodes, permettant un dialogue et un engagement au sein de la société.

Créer un environnement propice à des approches engagées

La perception de l’engagement scientifique doit évoluer. Elle doit passer d’une question d’engagement personnel à celle de reconnaissance institutionnelle. Nous devons reconnaître sa valeur académique, notamment en approfondissant les liens entre la théorie et la pratique. L’engagement, quand il est accompagné des critères de la scientificité, n’est pas un écueil à la rigueur et permet au contraire de nourrir et de renouveler les différentes théories, de les fonder sur la pratique et inversement, pour aider la société et ses acteurs à se comprendre, et ainsi contribuer au débat sociétal. Ces aspects concernent la discipline de l’anthropologie, mais touchent évidemment la plupart des autres disciplines également.

Enfin, au vu des défis globaux actuels, nous devons former une future génération de penseurs et penseuses, qui soient des praticien·e·s doté·e·s de connaissances essentielles en matière de durabilité.

Références

[1] Larsen, Peter et al. (2020): Understanding and responding to the environmental human rights defenders crisis: The case for conservation action, in: Conservation Letters, 14.

[2] Larsen, Peter Bille (2016): The good, the ugly and the dirty harry's of conservation: Rethinking the anthropology of conservation NGOs, in: Conservation and Society, 14 (1), pp. 21-33.

[3] Larsen, Peter Bille (2020): Contextualising ratification and implementation: a critical appraisal of ILO Convention 169 from a social justice perspective, in: The International Journal of Human Rights, 24, pp. 94-111.

[4] Larsen, Peter Bille et Louise Nolle (2019): Enabling human rights-based development for indigenous and tribal peoples? Summarising the 25th anniversary global policy debate on ILO Convention 169, in: The International Journal of Human Rights, pp. 279-292.

[5] Larsen, Peter Bille et Dank Brockington (éd.) (2017): The Anthropology of Conservation NGOs: Rethinking the Boundaries, Londres.

L’auteur

Peter Bille Larsen est chargé de cours à l’Université de Genève et chercheur senior à l’Université de Zürich. Il s’intéresse particulièrement à la théorie critique, à l’anthropologie environnementale et àl’écologie politique. Son travail aborde l’intersection entre la conservation de l’environnement, l’équité sociale, y compris des travaux dans les domaines du patrimoine, de la gouvernance environnementale, des normes internationales des droits de l’homme et du développement durable. 

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Cette publication est en accès libre, sous licence CreativeCommons CC BY-SA 4.0.

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