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La science comme acteur politique

Heinz Nauer | Traduction : Fabienne Jan

Par quel biais les chercheuses et chercheurs peuvent-ils s’impliquer dans la politique ? Cette question fait l’objet d’un débat controversé. Une exploration en citations.

La science a toujours été politique. Elle a connu au fil de l’histoire des figures très variées: le conseiller, la critique, l’experte ou le militant. Si ces rôles étaient autrefois bien différenciés, il est aujourd’hui difficile de les distinguer. En témoignent les débats actuels animés sur la question de savoir si et comment les chercheuses et chercheurs peuvent et doivent s’impliquer en politique: pour les uns, les scientifiques agissent avec beaucoup trop de retenue face aux grandes crises actuelles, tandis que pour les autres, ils et elles devraient rester en retrait ou se limiter à une participation aux procédures démocratiques établies, en tant que porteurs et porteuses d’une voix parmi d’autres.

Entre la tour d’ivoire et la rue

Ces dernières années, de nombreux nouveaux groupements de scientifiques se sont formés pour contribuer directement et de manière proactive à la formation de l’opinion sociopolitique, notamment en Suisse le laboratoire d’idées « Reatch » (fondé en 2014), le think tank « Penser la Suisse » (2017), les associations « CH++ » (2021) et « Degrowth Switzerland » (2021) ou, au niveau international, le groupe activiste « Scientist Rebellion » (2021), organisation sœur d’« Extinction Rebellion », qui appelle à la désobéissance civile face à l’urgence climatique et écologique.

Les organisations mentionnées, aussi différentes soient-elles, ont des points communs: elles ne sont ni des sociétés savantes strictement orientées vers des frontières disciplinaires et géographiques, ni des « comités de sages » nommés par les autorités académiques ou gouvernementales ; elles ne portent pas avec elles des traditions de plusieurs décennies. Il s’agit bien plutôt de groupements, de plateformes et de réseaux de chercheuses et chercheurs plutôt souples, ouverts et flexibles, qui se sentent la responsabilité de faire évoluer la politique et la société. Pour ces organisations, une communication scientifique « brave et rangée » n’est pas de mise ; la science, activité critique en soi, se doit d’inciter à l’action.

Quatre questions sur l’activisme politique des chercheurs et chercheuses

Lors d’une table ronde en ligne organisée par Reatch le 19 octobre, les rôles et les perceptions de soi des chercheurs et chercheuses dans les débats politiques ont été examinés. À partir de là, nous avons rassemblé sous forme de citations les réponses à quatre questions brûlantes :

1. Les chercheurs et chercheuses ont-ils la responsabilité de s’engager publiquement ?

Sitôt que l’on écrit, sitôt que l’on prend la décision de publier, de chercher, de créer, tout change. Se lancer dans de telles activités suppose d’avoir décidé […] de faire partie des producteurs d’idées, de faire circuler des discours, et donc de contribuer à façonner le cours du monde. Par conséquent, à ce moment-là, nous avons choisi de nous engager. Nous sommes engagés dans quelque chose. Et là, nous ne pouvons plus reculer et nier la dimension politique de notre action.

Geoffroy de Lagasnerie, philosophe, auteur de Penser dans un monde mauvais (2017)

There is not always an imperative to do policy-relevant research. But if you do, you should act somehow accordingly.

Tanja Rechnitzer, philosophe, membre du comité de Reatch

There have always been researchers who did great research without any political relevance or goals at that moment.

Caspar Hirschi, historien, auteur de Skandalexperten, Expertenskandale (2018)

For what we need now, the limiting factor is political will and not more data.

Anaïs Tilquin, biologiste de l’évolution, activiste du mouvement « Renovate Switzerland »

2. Qui doit décider des questions d’avenir, par exemple en ce qui concerne le changement climatique ?

Scientists cannot make the decisions. We live in a democracy and not in a technocracy.

Tanja Rechnitzer

I think it’s ok to show the options and to argue for one of them, but the decision has to be made by the decision makers.

Cyril Brunner, climatologue à l’EPF Zurich

It is really important for experts to know when they are helping and when they are making things worse – and if they don’t know the difference, maybe to slow down and figure that out.

Roger Pielke, spécialiste de l’environnement, auteur de The Honest Broker (2007)

Wenn ganz viele Disziplinen von Beginn an einbezogen werden, dann hat es die Politik nicht mehr so leicht zu sagen, die Wissenschaft sagt uns dies oder das, sondern sie muss dann viel stärker zu ihrer Verantwortung stehen, dass sie es ist, die Werteprioritäten abwägen muss.

Caspar Hirschi

3. Faut-il des task forces scientifiques permanentes, par exemple une task force sur le climat ?

Vonnöten sind nicht grundsätzlich neue Institutionen, sondern Kooperationsmechanismen innerhalb des gesamten BFI-Netzwerks sowie hin zur Politik, die verbindlicher ausgestaltet sind als heute.

Karin Ammon, Marcel Falk, Jürg Pfister, Académie suisse des sciences naturelles

I would be careful with the Taskforcisation of government. I think the impact of Taskforces is limited, at least as long as they are pure advisory bodies. More interesting in my opinion is the integration of scientists directly in politics and the administration.

Marcel Salathé, épidémiologiste, ancien membre de la Swiss National COVID-19 Science Task Force, cofondateur de CH++

4. L’activisme est-il contreproductif ?

The public really, really needs to see scientists freak out and take risks.

Anaïs Tilquin

Historically, civil disobedience was often related to issues that were not yet on the agenda, to highlight problems that had not been discussed yet. I am doubtful that the very provocative actions of scientists in the public space help advance interests that already have significant political representation.

Caspar Hirschi

Je sais que mon vocabulaire belliqueux pourra froisser. Mais, dans ce cas, il ne peut être question que de combat. Car nous avons un adversaire; non pas les lois de la physique atmosphérique, bien sûr, mais un ennemi bien plus sournois et dangereux: au niveau de nos économies, nos industries, nos idéologies, notre culture, notre histoire, notre compréhension et vision de nous-même. C’est exactement pour cette raison que les sciences humaines et sociales sont si importantes.

Julia Steinberger, professeure d’économie écologique, activiste du climat, auteure principale du dernier rapport d’évaluation du GIEC publié en avril 2022

Ressources

Allea : Interview avec Roger Pielke, 9 août 2022.

Ammon, Karin, Marcel Falk et Jürg Pfister (2022) : Science Advice Network (Swiss Academies Communications 17,8). doi.org/10.5281/zenodo.6641588 

Hirschi, Caspar (2018) : Skandalexperten, Expertenskandale. Zur Geschichte eines Gegenwartsproblems, Berlin.

Hirschi, Caspar: Expertise in Krisenzeiten : zur Absturzgefahr im Bermudadreieck von Wissenschaft, Medien und Politik, conférence tenue à la Fondation Rudolf Augstein, 8 novembre 2021. https://youtu.be/JbTnZd51IOI

Lagasnerie, Geoffroy de (2017) : Penser dans un monde mauvais, Paris.

Pielke, Roger (2007) : The Honest Broker. Making Sense of Science in Policy and Politics, Cambridge.

Reatch : Academics, Advisors, Activists? The role of scientists in politics, discussion en ligne avec Marcel Salathé, Tanja Rechnitzer, Cyril Brunner, Caspar Hirschi, Anaïs Tilquin et Servan Grüninger, modérée par Servan Grüninger, 19 octobre 2022: reatch.ch/en/events/academics-advisors-activists

ASSH (2022) : Alternativen: Zukunftswelten imaginieren und gestalten | Alternatives : imaginer et remodeler les mondes de demain (Bulletin de l’Académie suisse des sciences humaines et sociales 28,2). https://doi.org/10.5281/zenodo.7104107