Par Emmanuel Haddad
Amer* étouffe. «Je n’ai le temps de rien, je pars tôt le matin pour essayer de renouveler mon permis de séjour, puis je vais au travail et rentre tard le soir en rasant les murs, complètement épuisé», dit ce Syrien vivant depuis 10 ans à Jounieh, ville balnéaire située à 20 km au nord de Beyrouth. La mer qui longe la ville à majorité chrétienne, c’est la dernière échappatoire qu’il s’est choisi le 12 avril dernier, après avoir été agressé en pleine journée une semaine plus tôt. «L’humiliation de trop», raconte son frère Bassem*, qui partage son quotidien de misère comme réparateur d’air conditionné, après avoir fui la guerre en Syrie. A l’instar de milliers de candidats à l’exil vers l’Europe, c’est le ventre noué et les idées noires qu’Amer embarque ce vendredi printanier à l’aube à bord d’un bateau de pêcheur à Tripoli, direction Chypre.
«Après la mort de Pascal Sleiman (responsable des Forces libanaises, les FL, pour la région de Jbeil, tué le 9 avril par un gang de voleurs syriens, selon l’armée libanaise, ndlr), mon frère raccompagnait notre sœur à Ghazir quand ils se sont fait tabasser par les autoproclamés ‘Gardiens de Ghazir’. Ils n’ont même pas pu aller à l’hôpital car il était interdit aux Syriens de se déplacer», raconte Bassem. Dans le sillage du meurtre du responsable politique chrétien, les actes de haine contre les Syriens se multiplient dans les régions chrétiennes. A l’origine, les responsables des FL ont pourtant accusé le parti chiite Hezbollah, ennemi politique dont ils critiquent l’entrée en guerre contre Israël depuis le 8 octobre pour établir un «front de soutien» au Hamas. Mais leurs partisans se sont spontanément retournés contre les Syriens, cible plus facile que le parti pro-Iran, dont la supériorité militaire est évidente.
D’autant que la figure de bouc-émissaire des Syriens a été construite au fil des années par une campagne politico-médiatique les accusant tantôt de faire trop d’enfants, tantôt de voler le travail des Libanais. En résumé d’être à l’origine de tous les maux du pays engoncé dans une crise financière et sociopolitique pourtant due avant tout à la corruption de son élite politico-affairiste.
Plus d’un million de Syriens
Le Liban, dont la population est estimée à quelque 4,5 millions d’habitants, accueille 818 000 réfugiés syriens inscrits à l’agence onusienne des réfugiés (UNHCR) et un total estimé à 1,5 million de Syriens. Considérant le Liban comme un pays de transit et non d’accueil, le gouvernement a demandé en 2015 à l’UNHCR de ne plus enregistrer les Syriens comme réfugiés, et les conditions exigées pour obtenir ou renouveler leur permis de résidence n’ont depuis cessé de se complexifier, au point que 83% d’entre eux sont en situation irrégulière, selon l’ONU. De cette vulnérabilité légale découle une grande misère. Neuf Syriens sur dix vivent dans l’extrême pauvreté, facilitant leur exploitation sur le marché noir du travail, ainsi qu’un risque permanent d’être expulsé dans leur pays d’origine.
Or, s’il n’a pas ratifié la Convention de Genève sur les réfugiés, le Liban doit néanmoins respecter le principe du non-refoulement qui interdit l’expulsion d’une personne vers un pays dans lequel elle risquerait d’être persécuté. Reste que depuis le meurtre de Pascal Sleiman, de nombreuses municipalités encouragent la délation de Syriens en situation irrégulière, tandis que le chef du parti d’opposition chrétien Forces Libanaises, Samir Geagea, promeut leur déportation de gré ou de force par la police, voire par les citoyens eux-mêmes.
Expulsés par Chypre… puis par le Liban
Face à cette menace, même la fuite est refusée à Amer. Après avoir dérivé cinq jours en mer, son embarcation et quatre autres transportant au total quelque 500 passagers ont été refoulés par les garde-côtes chypriotes et renvoyées le 17 avril vers les côtes libanaises. Amer l’ignorait avant son départ, mais Nicosie a décidé le 15 avril de suspendre l’enregistrement des demandes d’asile des Syriens, après un pic d’arrivées irrégulières depuis le Liban. En parallèle, Chypre a expulsé 3337 Syriens entre janvier et avril 2024, soit 1000 de plus qu’en 2023, selon le ministère de l’Intérieur, notamment en vertu d’un protocole d’accord secret signé avec Beyrouth en 2020, visant à freiner les départs et faciliter les retours des candidats à la migration.
Or une fois refoulés par Chypre, les candidats à l’exil risquent d’être renvoyés directement en Syrie par les forces de sécurité libanaises. «Vingt personnes parmi les 500 passagers ont été expulsées directement vers la Syrie et plusieurs sont encore détenues au poste de police de Tripoli», affirme Saadeddine Shatila, directeur du Cedar Center for Legal Studies (CCLS). «Les Libanais ne veulent pas de nous et les Chypriotes nous renvoient ici, alors que faire?», s’exaspère Bassem, tandis que son frère est revenu à la case départ avec une dette de 2500 dollars et la crainte d’être déporté à tout moment. Cette question existentielle a pris une tournure nouvelle après la visite de la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, le 2 mai à Beyrouth. Cette dernière a promis une enveloppe d’un milliard pour soutenir la «stabilité socioéconomique» du Liban, dont elle compte sur la «bonne coopération» dans la lutte contre l’immigration clandestine vers l’Europe.
L’UE évite toute responsabilité légale
Alors candidate à sa réélection à la tête de l’UE, qu’elle vient de valider le 18 juillet, Mme von der Leyen fait miroiter des fonds à un Etat en faillite contre la mission de retenir des demandeurs d’asile qu’il menace ouvertement d’expulser. «La promesse de von der Leyen n’est que le dernier exemple du désormais classique accord ‘cash contre migrant’, résume Maja Janmyr, professeur de droit international des migrations à la faculté de droit de l'université d’Oslo (UiO). Après la Turquie, la Tunisie ou l’Egypte, le Liban est le dernier d’une longue série à se voir proposer un accord qui contribue à externaliser les frontières de l’UE avec les pays du Sud». Principal avantage de ces «partenariats sur mesure», confortés par l’adoption du pacte européen sur la migration et l’asile le 14 mai? «Ces accords migratoires sont largement officieux et non-contraignants. Ils ne prévoient aucun contrôle parlementaire européen, ce qui permet à l’UE d’éviter toute responsabilité légale et accroît le risque de violations de droits humains», analyse Maja Janmyr.
S’il reste à savoir si ce don sera accompagné de conditions, l’Europe est de toute façon «de moins en moins légitime pour influencer le respect des droits des réfugiés au Liban, au moment où elle les viole de plus en plus sur son territoire», rappelle Nadine Kheshen, chercheuse associée au Tahrir Institute for Middle East Policy (TIMEP). La délégation de l’UE à Beyrouth n’a pas donné suite à nos demandes de précisions.
Pour une partie de la classe libanaise, l’Europe tente de soudoyer le Liban à bas prix pour qu’il garde des réfugiés dont elle ne veut pas. A tel point que le secrétaire général du Hezbollah, Hassan Nasrallah, a appelé les autorités libanaises à «ouvrir la mer» aux bateaux de migrants pour faire pression sur l'Europe.
Mais en coulisse, le Liban exerce un lobbying feutré depuis des années pour faire accepter la solution d’un renvoi des Syriens dans les «zones sûres» du pays voisin dévasté par 13 années de guerre. Au sein du comité exécutif de l’UNHCR, le pays du Cèdre cherche depuis longtemps à remplacer le concept de «retour volontaire», prévoyant un consentement libre et éclairé, par celui de «retour sûr» moins regardant sur l’obligation de respecter la volonté des réfugiés, rappelle Maja Janmyr dans un article. Pourtant, «il n’y a pas de zone sûre en Syrie, ni selon l’ONU, ni selon les organisations des droits humains», martèle Nadine Kheshen.
Expulsion synonyme de mort
Reste que l’option infuse en Europe, par l’entremise de Chypre, qui a accueilli le 17 mai une conférence réunissant huit Etats de l’UE favorables à la mise en place de zones de sécurité en Syrie pour permettre le rapatriement des réfugiés. Outre l’Autriche, le Danemark, la Grèce, l’Italie, Malte et la Pologne, la République tchèque y a participé et, dans la foulée, Prague a annoncé préparer une mission en Syrie afin de vérifier la faisabilité de telles zones, selon The National News. Dans une lettre adressée le 22 juillet au Haut représentant de l'UE pour les Affaires étrangères, Josep Borrell, les chefs de la diplomatie de ces huit Etats demandent de renouer les liens diplomatiques avec la Syrie afin de «créer les conditions d'un retour sûr, volontaire et digne des réfugiés syriens». Quatre jours plus tard, le chef de la diplomatie italienne annonce que son pays a décidé de nommer un ambassadeur en Syrie pour « braquer les projecteurs » sur le pays. «Je crains que l’assistance financière de l’UE ne mène à une hausse des retours forcés de réfugiés syriens, ce qui ferait du Liban et de l’UE des complices de violations du principe de non-refoulement», alerte Maja Janmyr.
Sans attendre le feu vert européen, la Sûreté générale libanaise a repris l’organisation de convois de retours dit volontaires, pourtant dénoncés par les organisations des droits humains comme Amnesty international, estimant que «les autorités libanaises exposent sciemment les réfugiés syriens au risque de subir des violences et des persécutions odieuses une fois rentrés chez eux.» L’agence sécuritaire a par ailleurs annoncé de nouvelles mesures compliquant davantage l’obtention d’un permis de séjour pour les Syriens. En parallèle, les raids dans les camps de réfugiés et les barrages des services de renseignement contrôlant l’identité des Syriens se multiplient. « Je vis comme dans une prison à ciel ouvert. Je ne peux pas quitter ma rue sans risquer de me faire tabasser ou expulser et je ne peux pas travailler car mon scooter a été saisi », témoigne Ahmad, un Syrien vivant depuis 18 ans à Beyrouth. « Le cousin d’un ami a été expulsé hier. Ils ont été contrôlés ensemble à un barrage au coin de la rue. Lui avait un permis de séjour, l’autre non », résume-t-il.
Une solution, la réinstallation
Or selon une chercheuse des droits humains préférant rester anonyme, le ciblage des Syriens en situation irrégulière «menace particulièrement ceux qui sont recherchés par le régime de Bachar el-Assad comme les militants de l’opposition, les anciens prisonniers ou les déserteurs de l’armée qui ont fui le pays de façon clandestine et ne peuvent donc pas régulariser leur situation».
Oum Amr* est catégorique: «Je ne peux pas retourner en Syrie tant que Bachar el-Assad est au pouvoir», dit-elle depuis la vallée de la Bekaa, près de la frontière avec la Syrie. Membre de l’ONG Families for freedom, qui demande la libération des plus de 112 000 disparus forcés en Syrie, dont 85% se trouveraient dans les geôles du régime syrien selon le Réseaux syrien pour les droits humains, cette sœur de disparu côtoie de nombreuses ex-détenues vivant dans la peur d’être expulsées: «Elles ont toutes fui la Syrie clandestinement, étant les témoins vivantes des atrocités commises pendant les détentions par le régime. Pour elles, tout retour est synonyme de mort», dit-elle. Une issue fréquemment rapportée par les médias locaux pour les dissidents ou les déserteurs ayant été expulsés du Liban.
D’autres survivent, mais à un prix exorbitant. Mohammad* a été expulsé de force vers la Syrie en 2023, après avoir été arrêté à un barrage dans le quartier de Dora. De retour à Alep, il affirme avoir été enlevé à deux reprises par des milices proches du régime : « Ils pensaient que j’étais riche car je revenais du Liban. Je suis resté détenu dix jours par les premiers, qui ont exigé 4 000 dollars à mes proches pour me libérer, puis une semaine par les seconds, qui ont demandé 10 000 dollars », raconte-t-il par messagerie téléphonique. « Personne ne peut garantir un retour sûr en Syrie », ajoute-t-il, précisant que « les personnes qui rentrent sont encore plus menacées car elles ne savent pas comment se protéger face aux milices ».
Face à cette triple impasse, d’aucuns choisissent une quatrième voie : « Après des raids de l’armée dans notre camp, le fils d’une amie est parti en Libye dans l’espoir de rejoindre l’Europe. Là, il a été enlevé par des passeurs et a été torturé avant d’être relâché contre une rançon », livre Oum Amr, confirmant les informations d’une enquête saisissante des médias syriens Enab Baladi et Syria indicator.
« L’Europe délègue son sale boulot au Liban, or elle a une responsabilité envers les Syriens qu’elle a encouragé à se soulever et qui risquent le pire s’ils sont renvoyés en Syrie », dit la chercheuse précitée, estimant que le Vieux continent se doit de les accueillir sur son territoire. « La seule solution qui s’offre aux pays occidentaux est de partager le fardeau», abonde Nadine Kheshen. Cette alternative a d’ailleurs toujours existé, rappelle Maja Janmyr : «Au sein du comité exécutif de l’UNHCR, le Liban a régulièrement demandé aux Européens de faciliter la réinstallation, mais cette solution a été jusqu’à présent négligée». En 2023, seuls 2 800 Syriens ont été réinstallés dans l'UE depuis le Liban, selon Refugees International.
*Prénoms modifiés pour des raisons de sécurité
Cet article a été financé par le Fonds Liesl Graz de la Société Suisse Moyen-Orient et Cultures islamiques (SSMOCI). Il a été publié en partenariat avec Le Courrier et Orient XXI.