Par Sevinç Ünal
«Je sais que ce message peut sembler triste, mais est-ce que vous pouvez nous envoyer des linceuls? Il n’y en a plus dans la ville, ni dans la région. Nous voudrions enterrer les gens comme il se doit, pas dans des sacs en plastique», écrit l’une de mes amies en story Instagram le 11 février 2023, quelques jours après les deux séismes successifs de magnitude 7,8 sur l’échelle de Richter ayant frappé le sud-est de la Turquie et le nord de la Syrie et causé la mort de plus de 60 000 personnes.
Chercheuse en sciences politiques spécialisée sur le Moyen-Orient, je travaille sur les politiques urbaines en Turquie depuis 2018. Je suis également originaire de la ville d’Adıyaman, l’une des villes les plus touchées par le séisme. La catastrophe naturelle m’a donc impactée à l’échelle personnelle, recevant de nombreux messages de proches terrifiés ou en colère, mais aussi en tant qu’universitaire. Car une fois le choc passé, j’ai été traversée par une sensation de déjà-vu, remontant à mon premier terrain de recherche réalisé en 2020 à Gaziantep, dans le sud-est du pays.
«Construit dans les normes, l’immeuble résiste»
Tandis que je travaillais sur un nouveau projet d’aménagement urbain public initié par l’intermédiaire de TOKI (Toplu Konut Idaresi), agence étatique de construction de logements de masse, un séisme de 6.8 avait touché la province d’Elazığ, située à plus de 300 km au nord de Gaziantep. Dès le lendemain, un regain de conscience sur le risque sismique de la région et des doutes sur la solidité des infrastructures immobilières se sont fait sentir auprès de mes enquêtés. Très vite, les discussions ont tourné autour de la peur qu’une telle catastrophe frappe la ville de 2 millions d’habitants: «Je me suis déplacé jusqu’à Elazığ la semaine dernière, j’ai observé des immeubles, juste à quelques mètres de la faille, qui n’avaient même pas une fissure, rien. Ce qui veut dire que lorsque l’immeuble est construit conformément au projet et aux normes, il résiste. A l’inverse, j’ai aussi vu beaucoup d’immeubles dans ma carrière d’architecte qui ne respectaient pas les normes, surtout à Gaziantep où l’urbanisme incontrôlé représente 60% de la ville», me livrait ainsi le président de la Chambre des architectes de Gaziantep.
Après le séisme du 6 février 2023, la même interrogation a vite resurgi: des doutes sur la qualité des immeubles et des autorisations non-conformes données pour leur construction ont alimenté les débats autour d’une question cruciale: l’ampleur des victimes n’était-elle pas due à une gouvernance urbaine déficiente plutôt qu’à «un plan du destin», tel que l’a décrit le président Erdoğan aux victimes deux jours après le drame à Kahramanmaraş, épicentre du désastre?
«J’entends trois personnes sous les décombres»
A ces soupçons s’est ajoutée la surprise des victimes face à la gestion chaotique de l’urgence humanitaire, tandis que l’Etat turc est souvent décrit dans la littérature académique comme «omnipotent et omniprésent» [1] détenteur d’une gouvernance efficace de son territoire et de sa population. Les réseaux sociaux saturaient de messages implorant l’Agence nationale de gestion des crises et des désastres (AFAD), indiquant une adresse et le nombre de personnes bloquées sous les décombres. Sans réponse, les survivants sont allés jusqu’à demander des pelleteuses: «Quelqu’un connaîtrait une entreprise de construction qui peut nous prêter une pelleteuse dans la ville d’Adıyaman, dans le quartier de Karapınar? J’entends trois personnes sous les décombres, l’AFAD n’est toujours pas arrivée», a écrit l’un de mes proches sur Instagram.
Passé la surprise, ils n’ont eu d’autre choix que de prendre à bras le corps la gestion de la catastrophe à l’échelle individuelle, communautaire et locale. Ainsi, moins de vingt-quatre heures après que la terre eut tremblé, des camions remplis de produits de première nécessité essaimaient le territoire grâce à des initiatives privées. En Europe, la diaspora s’est également érigée en gestionnaire à distance de la crise: récoltes des besoins de première nécessité et autres aides financières ont été mobilisés pour la région endeuillée, à défaut d’une action centralisée et efficace de l’Etat. Puis la stupeur s’est muée en colère. Accrochée à mon téléphone, j’écoutais ma famille me faire part d’une inquiétude empreinte de ressentiment. «Où est l’Etat? Je ne vois personne, nous sommes livrés à nous-mêmes», s’indignait ainsi mon cousin, résidant de la ville d’Adıyaman. Peu à peu, la catastrophe naturelle a fait éclore une crise politique. Dix jours après le séisme, le Croissant Rouge turc, acteur humanitaire affilié à l’Etat, a été conspué dans la presse et les réseaux sociaux, accusé d’avoir vendu des tentes destinées aux victimes du séisme à l’ONG locale AHBAP à hauteur de 46 million de livres turques (2.3 million d’euro). Des supporteurs de l’équipe de football de Fenerbahçe scandaient quelques jours plus tard «Démission du gouvernement!». Lors d’un autre match, disputé par le Beşiktaş et Antalyaspor, les spectateurs ont lancé des milliers de peluches sur le gazon en souvenir des enfants décédés pendant le séisme.
De quoi remettre un peu plus en cause la popularité du président au pouvoir depuis 20 ans, déjà affaibli par la crise économique aiguë qui frappe le pays. A la veille des élections du 14 mai, son destin est plus que jamais dans la balance, avec des sondages qui le placent derrière le candidat de l’opposition Kemal Kiliçdaroğlu. Mais au-delà de la personnalité clivante de Président Erdogan, c’est l’autorité de l’Etat, et donc l’avenir du contrat social turc qui est en jeu. Comment en est-on arrivé là?
Le crépuscule des experts en urbanisme
En Turquie, l’expertise des architectes et des urbanistes, groupés dans des chambres professionnelles, a été progressivement mise à l’écart ces dernières années, après avoir occupé un rôle essentiel dans la mise en œuvre des projets urbains tant à l’échelle nationale et locale. Depuis les manifestations contre la destruction du parc de Gezi en 2013, l’un des derniers espaces verts du centre-ville d’Istanbul, la consultation ex-ante des chambres professionnelles n’est plus obligatoire, en raison d'une série de changements de lois proposés par l’AKP réunis sous le terme de la «loi du sac» [2] incluant notamment un amendement sapant la capacité de contrôle des chambres. Comme l’a montré la chercheuse Yeseren Elicin-Arikan [3], leur consultation dépend désormais de l’affiliation partisane des municipalités, les élus de l’AKP préférant s’en passer lors de la mise en œuvre de grands projets urbains.
Lors de ma recherche, la relation conflictuelle entre les chambres professionnelles et certaines municipalités aux couleurs politiques de l’AKP a aussi été soulignée à plusieurs reprises. Cette mauvaise entente et la consultation aléatoire de leur expertise structure le paysage urbain depuis une dizaine d’année. Résultat, entre 2016 et 2018, la chambre des architectes de Gaziantep a remis en cause l’exploitation foncière de 120 projets urbains dans la province de Gaziantep et a porté plainte contre les sociétés immobilières à l’origine de 46 de ces projets.
Avec l’exclusion de ces experts du processus de décision, de nombreuses méthodes de corruption ont vu le jour à différentes étapes des projets. Fausses autorisations de construction, non-respect du nombre d’étages, fondations trop superficielles, matériel de pauvre qualité, mais aussi modifications ex-post (suppression des colonnes du rez-de-chaussée, transformé en espace lucratif…). Le récent séisme a affiché au grand jour les effets des modifications juridiques de 2013 sur la gouvernance urbaine. Au fil des semaines, les Turcs ont ainsi demandé aux entreprises de BTP les papiers d’expertise et d’adéquation aux normes antisismiques des bâtiments écroulés, souvent en vain.
Quelques heures après le tremblement de terre, l’arrestation de plusieurs entrepreneurs de BTP en train de prendre la fuite à l’étranger, comme Mehmet Yaşar Coşkun, promoteur immobilier de la ville de Hatay, ainsi que la mise en examen de Şahin Avşaroğlu, maire AKP de la municipalité de Dulkardioğlu, dans la province de Kahramanmaraş, et promoteur immobilier de l’agence Melsa dont les immeubles se sont effondrés, sont venu confirmer les doutes de longue date d’une population dénonçant la corruption et le laisser-faire dans le secteur de la construction.
Un enjeu de campagne électorale
A l’approche des élections générales, ce sentiment de désaveu se confirme à travers les sondages effectués par les principaux cabinets d’enquêtes indépendants du pays (MAK, Avrasya, Türkiye Raporu, Aksoy, PIAR…). Mis à jour le 1 mai, les résultats préliminaires annoncent la victoire de Kemal Kiliçdaroğlu, candidat de l’opposition du parti Républicain du Peuple (CHP) et principal rival d’Erdoğan. A la tête d’une coalition politique de six partis, il s’est saisi non seulement du séisme mais également des enjeux de la reconstruction dans sa campagne électorale. «Ce sont eux [le gouvernement actuel], ils ont coupé les colonnes de l’Etat», a-t-il dit lors d’une séance parlementaire du parti le 28 février 2023, en référence aux suppressions des colonnes principales des immeubles détruits. «Je vous rassure, je vous donnerai les clés de vos futurs appartements et vous vivrez sans payer un sou. Car contrairement à ce qu’ils disent, ce n’est pas vous qui devez à l’Etat, c’est l’Etat qui vous doit!», a-t-il ajouté lors d’une conférence de presse dédiée au séisme à Hatay le 14 mars 2023.
En face, Recep Tayyip Erdoğan a fait de la reconstruction le fer de lance de sa campagne, promettant de reconstruire la région meurtrie par le séisme sous la tutelle de TOKI en moins d’un an. Président Erdogan, qui avait déjà fortement investi TOKI de sa personne avec des apparitions dans les vidéos de présentation ou sur des affiches de projets, s’appuie sur cet instrument pour défendre sa campagne électorale. Le programme de l’AKP évoque ainsi la construction de «villes propres, saines et durables à haute résistance aux tremblements de terre» et la sanction «des entreprises et des transactions contraires à cet objectif». Le président en exercice tente par ailleurs de retourner les critiques portées contre lui, évoquant sur Instagram «les sabotages contre nos efforts de transformation urbaine», rappelant les «180 millions de logements en 20 ans» dont il a initié la construction.
Pas de quoi convaincre des citoyens pour qui le séisme a cristallisé la mauvaise gouvernance urbaine du pouvoir. Car si l’urbanisation incontrôlée n’est pas née avec la prise de pouvoir par l’AKP [4], le phénomène s’est accéléré ces dernières années, notamment depuis 2018 quand, quelques mois avant les précédentes élections présidentielles, le président Erdoğan a légalisé les bâtis construits de manière illégale et non-contrôlée. Lors de sa campagne de l’époque, il avait affirmé que cette décision permettrait d’atteindre «une paix de reconstruction».
Les déplacés du séisme pourront-ils voter?
Reste à savoir si ce mécontentement se concrétisera dans les urnes le 14 mai. Car beaucoup de personnes déplacées en raison du tremblement de terre risquent de ne pas déposer leur bulletin électoral. Sur les quelque 3 millions de déplacés ayant jusqu’au 2 avril pour s’inscrire sur une nouvelle liste électorale, seuls 133 000 ont pu modifier leur adresse dans les délais, obligeant le reste à se rendre dans leur ville d’origine pour pouvoir voter. De quoi faire craindre un chaos logistique et une abstention subie pour les survivants de la catastrophe: il sera «impossible de déplacer autant de personnes», estime ainsi le député CHP Ali Öztunç craignant que la colère de la population endeuillée ne puisse pas contribuer à la victoire de Kemal Kiliçdaroğlu.
Quel que soit le résultat, le nouveau gouvernement devra s’atteler d’urgence à modifier des pratiques profondément ancrées dans la gouvernance urbaine s’il entend rétablir la confiance de sa population envers l’Etat.
Sevinç Ünal est chercheuse en sciences politiques spécialisée sur la Turquie et en politiques urbaines. Diplômée d’un double master sur la région du Moyen-Orient de Science Po Paris et l’Institut National des Langues et des Civilisations Orientales, elle travaille depuis 2018 les questions de gouvernance et de violence urbaine. Elle est actuellement doctorante à l’Université de Bâle dans la faculté des Etudes du Proche et Moyen-Orient.
Littérature Complémentaire
Aymes, Gourisse, Massicard (dir.). 2013. «L’art de l’Etat en Turquie. Arrangements de l’action publique de la fin de l’Empire ottoman à nos jours».
Bayirbağ, Mustafa Kemal. 2010. «Local Entrepreneurialism and State Rescaling in Turkey». Urban Studies 47 (2): 363‐85
Bayraktar, Ulaş. 2018. «Policy-making at local level: An analysis of Turkish municipalities». In Policy Analysis in Turkey, 105‐20.
Harvey, David. 1989. «From Managerialism to Entrepreneurialism: The Transformation in Urban Governance in Late Capitalism». Geografiska Annaler. Series B, Human Geography 71 (1): 3‐17.
———. 2004. «L’urbanisation du capital». Actuel Marx n° 35 (1): 41‐70.
Marschall, Melissa, Abdullah Aydogan, et Alper Bulut. 2016. «Does Housing Create Votes? Explaining the Electoral Success of the AKP in Turkey». Electoral Studies 42 (juin): 201‐12
Ünal, Sevinç. 2020 «Tous les chemins mènent à Kuzey Şehir: analyse et ré-évaluation des acteurs locaux dans un projet made by TOKI»
[1] Pérouse, J. (2013). 8. L’État sans le public: quelques conjectures à propos de l’administration du logement collectif (TOKİ), dans L'art de l'État en Turquie: arrangements de l'action publique de la fin de l'Empire ottoman à nos jours (pp. 173-194), Marc Aymes éd., Karthala, Paris.
[2] En Turquie «la loi du sac» est le nom que l’on donne aux grandes modifications juridiques incluant plusieurs articles à la fois. Une autre «loi du sac» a notamment été adopté en 2023.
[3] Elicin-Arikan, Yeseren, «Municipalités métropolitaines et municipalités d’arrondissement en Turquie». Cahiers d’études sur la Méditerranée orientale et le monde turco-iranien, n°24, 1997.
[4] Le phénomène s’est répandu dans le sillage de la «loi de l’amnistie», adoptée en 1984 afin de légaliser l’occupation et la construction illégale du foncier.