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« Il faut avoir l’audace de déposer des demandes »

Christina Graf | Correction : Fabienne Jan

Si l’image d’une innovation technologique domine encore, il y a pourtant des possibilités pour les sciences humaines et sociales, dit le conseiller national Fabien Fivaz.

Monsieur le Conseiller national, vous allez présider la Commission de la science, de l’éducation et de la culture (CSEC) du Conseil national jusqu’en décembre 2023. Quels seront les thèmes prioritaires de la Commission durant cette période ?

Les prérogatives de cette Commission sont immenses et son agenda découle largement des initiatives parlementaires déposées, des pétitions et des messages du Conseil fédéral. Au niveau de la recherche, une question abordée presque à chaque séance de Commission est celle de la non-association de la Suisse à Horizon Europe, le programme cadre de l’Union européenne pour la recherche. Nous avons récemment entendu les milieux de la recherche et de l’économie pour prendre la température concernant les effets sur la recherche et l’innovation. Dans un autre registre, l’administration est en train de préparer le prochain message FRI du Conseil fédéral, le message sur la formation, la recherche et l’innovation pour les années 2025 à 2028. Ce travail est également accompagné par la Commission.

Cela donne l’impression que la Commission ainsi que vous, en tant que président, avez peu de marge de manœuvre pour initier vos propres sujets, est-ce le cas ?

Techniquement, c’est le président qui décide de l’ordre du jour des séances. Je peux par exemple suggérer de faire des auditions sur tel ou tel thème. En même temps, la marge de manœuvre est limitée, car je ne suis pas censé mettre en avant mes intérêts personnels. Mes collègues au sein de la Commission proposent également des sujets qui s’ajouteront aux objets du Parlement et du Conseil fédéral. De même, les demandes de la Commission au Conseil fédéral émanent largement de l’initiative d’un ou plusieurs membres.

Un sujet qui pourrait à un moment donné toucher la compétence de la CSEC est le vif débat autour des conditions de travail dites précaires du corps intermédiaire académique en Suisse, débat sur lequel vous vous êtes exprimé à plusieurs reprises et que vous connaissez probablement par expérience personnelle en tant qu’ancien collaborateur scientifique. Qu’est-ce qui ne va pas dans nos hautes écoles ?

L’Université de Genève a récemment publié un sondage où plus de 30 % du corps intermédiaire disait avoir peur pour son avenir. Ce résultat est aussi choquant que parlant. Ces personnes sont souvent engagées avec des pourcentages dérisoires de 10 à 20 %, un jour par semaine par-ci par-là, et travaillent finalement beaucoup plus que ce pour quoi elles sont payées.

En Suisse, on estime que 80 % du corps intermédiaire n’est pas au bénéfice d’un contrat à durée indéterminée.

En Suisse, on estime que 80 % du corps intermédiaire n’est pas au bénéfice d’un contrat à durée indéterminée. Cela arrive souvent pendant les années où l’on a peut-être envie de construire une famille, de se projeter dans l’avenir et donc d’avoir des conditions de travail plus constantes. Mais les seuls postes académiques fixes, aujourd’hui, sont ceux des professeur·e·s.  

Au vu de ce constat, la création de davantage de postes à durée indéterminée s’impose. Un levier d’action serait la répartition des contributions de la Confédération aux hautes écoles et, en particulier, l’augmentation de la quote-part de postes à durée indéterminée. Est-ce envisageable ?

C’est une mesure parmi plusieurs pistes possibles, évoquée également dans le rapport Next Generation de l’ASSH. Avec ma casquette de président de la CSEC, je ne dirais pas qu’il y a une mesure à privilégier. Mais les problèmes du corps intermédiaire académique soulèvent évidemment la question de savoir comment créer plus de postes fixes dans les hautes écoles, au niveau des chercheuses et chercheurs, mais avec des perspectives.

Dans un commentaire dans la NZZ du 16 février, la critique a été formulée que l’accroissement des postes à durée indéterminée n’aiderait qu’une seule génération parce que ces postes seraient vite occupés et ainsi bloqués pendant longtemps. Qu’en pensez-vous ?

Ce n’est pas le cas sur le reste du marché du travail. Finalement, certains postes fixes vont se libérer parce que les gens partent à la retraite, ou parce qu’ils décident de changer de poste. Ce n’est pas parce qu’on crée des postes fixes que les gens vont les occuper depuis l’âge de 28 ans jusqu’à 65 ans et ne plus en bouger. C’est quand même une vision très particulière du système.

Le rapport Next Generation : pour une promotion efficace de la relève de l’ASSH recommande également une sélection précoce dans le cursus académique.

La Suisse connaît l’un des taux les plus élevés de doctorats au monde. Énormément de gens font un doctorat, parce que les hautes écoles ont les moyens de financer des thèses, d’ailleurs pas toujours dans de très bonnes conditions. Mais le doctorat ne fournit pas la garantie de continuer sa carrière dans le monde académique. Il y a beaucoup de personnes qui travaillent dans les administrations, les entreprises, et qui ont un doctorat, et c’est très bien. Certains se demandent toutefois s’il ne faudrait pas diminuer le nombre de doctorant·e·s au profit de postes fixes.

Le doctorat ne fournit pas la garantie de continuer sa carrière dans le monde académique.

Un élément principal proposé par ce rapport de l’ASSH est d’évaluer relativement tôt dans le cursus le potentiel des étudiant·e·s pour une carrière académique. L’idée est de ne pas laisser traîner la situation jusqu’à ce que finalement, vous vous retrouviez à 38 ans, avec un poste à durée déterminée qui est renouvelé tous les ans, à vous battre pour trouver des financements, etc. Les portes se ferment les unes après les autres. Donc c’est important d’une part de créer plus de postes fixes et d’autre part d’opérer une sélection plus tôt.

Vu les diverses pistes évoquées pour améliorer la situation du corps académique intermédiaire en Suisse, qui doit désormais agir ?

Dans le message FRI 2017-2020, le Conseil fédéral a fixé comme objectif, avec les hautes écoles, de créer 160 nouveaux postes de professeur·e·s assistant·e·s en tenure track, pour essayer d’apporter un début de réponse à cette problématique de la relève. Nous n’avons pas de chiffres précis, mais la situation ne s’est visiblement pas améliorée. Dans notre système fédéraliste, les universités sont extrêmement indépendantes, même vis-à-vis de leur canton et d’autant plus vis-à-vis de la Confédération, qui ne contribue en principe qu’à un tiers de leur financement. C’est donc aussi aux parlementaires cantonaux de questionner la situation du corps intermédiaire chez eux.

Dans notre système fédéraliste, les universités sont extrêmement indépendantes, même vis-à-vis de leur canton et d’autant plus vis-à-vis de la Confédération, qui ne contribue en principe qu’à un tiers de leur financement.

À mon avis, une table ronde nationale réunissant les différents acteurs est nécessaire : la Confédération, les cantons, Swissuniversities, les HES, le domaine des EPF, mais aussi le FNS et peut-être les Académies. Il s’agit d’identifier les problèmes et les bonnes pratiques. Ils doivent proposer des solutions ensemble. Par exemple, on pourrait évaluer les conditions de financement du FNS et de la Confédération, ou les lois sur le personnel de la Confédération et des cantons. Même si la Confédération seule ne peut pas résoudre le problème, j’espère qu’elle reviendra avec des propositions concrètes dans le message FRI 2025-2028.

Regardons de plus près la relation entre science et politique. Au cours de la pandémie, elle a été décriée comme étant parfois trop faible, parfois trop forte. Qu’est-ce qui est vrai, selon vous ?

À un moment donné pendant la pandémie, l’impression au sein d’une partie de la population et de certains politiques a été que la Task Force (Swiss National COVID-19 Science Task Force) dictait la marche à suivre au Conseil fédéral. C’est faux. D’une part, la Task Force a de temps en temps publiquement dit que les décisions du Conseil fédéral ne correspondaient pas à son évaluation de l’évolution de la pandémie. D’autre part, les recommandations émanant des scientifiques ont joué un rôle essentiel dans la gestion de la crise. Elles ont contribué à prendre en compte des éléments que nous, politiciens à Berne, n’étions pas en mesure d’apprécier. La pandémie a montré l’importance d’instaurer une nouvelle forme de dialogue entre les mondes scientifique et politique.

Quel mérite revient aux sciences humaines et sociales, en particulier, en ce qui concerne le dialogue avec la politique ?

Les sciences humaines et sociales ont joué un rôle important de modération pendant la pandémie. Une critique principale était que le point de vue des sciences dures était trop dominant au sein de la Task Force. À force de vouloir comprendre et maîtriser le virus, les répercussions que les mesures prises ont eues sur la société ont parfois été négligées. Les sciences humaines et sociales permettent d’avoir une vision plus globale.

À force de vouloir comprendre et maîtriser le virus, les répercussions que les mesures prises ont eues sur la société ont parfois été négligées.

Pour faire un parallèle : du point de vue des sciences du climat, il serait efficace d’arrêter l’importation de pétrole demain. Mais cette mesure poserait tant de problèmes au niveau économique et social que cela serait inacceptable pour la population et donc impossible à mettre en œuvre dans un système démocratique. La diversité des sciences permet des approches multiples à différentes problématiques, que ce soit en sociologie, en économie, en psychologie, par exemple.

Dans le discours politique, l’utilité des sciences découle souvent de leur apport à l’innovation. Ce n’est que récemment qu’Innosuisse, l’agence suisse pour l’encouragement de l’innovation, a commencé à prendre en considération dans ses programmes les sciences humaines et sociales. Quel est, selon vous, l’apport de ces dernières à l’innovation ?

J’ai déposé une interpellation sur la question de l’innovation sociale, c’est un sujet passionnant. En définitive, c’est au niveau social que nous avons le plus besoin d’innovation. Par exemple, si on considère le réchauffement climatique, où nous sommes face à des échéances, à une urgence, les innovations doivent couvrir tous les domaines et ne peuvent pas seulement être technologiques. Pour le moment, je dirais qu’autant chez Innosuisse que sous la Coupole fédérale, l’innovation est encore largement technologique et centrée sur la création d’entreprises dans l’objectif de faire du profit. Il faudra encore quelques années pour que cette conception de l’innovation s’élargisse jusqu’à inclure le progrès social et pas uniquement technique et économique.

Que peuvent donc faire les sciences humaines et sociales pour mieux démontrer leur apport à l’innovation, pour changer cette vision ?

Une bonne occasion serait d’aborder cette thématique en Commission. Ensuite, il faut aujourd’hui surtout avoir le courage, ou presque l’audace, de déposer des demandes et de dire : j’ai besoin de soutien pour un projet qui n’est pas technologique, qui ne va pas rapporter avant tout de l’argent, mais d’autres éléments qui produiront d’autres formes de retours positifs. Je pense qu’Innosuisse, par exemple, se dirait convaincue qu’elle encourage aujourd’hui déjà toutes les formes d’innovation, et pas seulement les innovations technologiques – même si dans les faits, elle soutient encore majoritairement l’innovation technologique. Cela aiderait peut-être d’avoir quelqu’un dans les hautes écoles qui rappelle aux chercheuses et chercheurs en sciences humaines et sociales leur potentiel d’innovation et les possibilités qui existent déjà. De nos jours, la Confédération, du moins sur le papier, ne différencie plus vraiment entre les différentes formes d’innovation. De plus, il y a des outils spécifiquement destinés à l’innovation sociale qui sont disponibles et il faut tout simplement se lancer !

Questions : Christina Graf