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La transformation sociétale au cœur des discussions du Sustainabilty Science Forum 2022

Arnaud Gariépy
Durabilité

Retour sur une journée riche en échanges et en observations pour passer à l’action, et façonner la recherche pour un monde durable.

Le 3 novembre 2022 s’est tenu le Sustainabilty Science Forum. L’évènement se veut une plateforme nationale, permettant à la communauté scientifique de la durabilité de se rencontrer. Initié par l’Académie suisse des sciences naturelles (SCNAT) et soutenu par l’ASSH, il a réuni de nombreux intervenant·e·s issu·e·s des sciences naturelles et des sciences humaines et sociales. Cette année, il avait pour but de réfléchir aux formes que doit prendre la science pour soutenir le plus efficacement possible le changement sociétal vers la durabilité. Ont notamment été abordées dans les discussions : les questions de nouveaux mécanismes de financement ; la création de formats transdisciplinaires, notamment entre art et science ; ou encore les structures de recherches existantes qui facilitent les collaborations interdisciplinaires et des formes de production collective de connaissances.

Gabriela Wülser, la cheffe de la recherche sur le développement durable de la SCNAT, a ouvert l’évènement par une série de questions :

How could sustainability science look like in the future ? How should it look like ? How strongly will science and practice be joining forces to coproduce knowledge on sustainable futures ? And how can we contribute to shape this exciting field ? Maybe we will find some parts of the answers today.

La journée a commencé avec une présentation condensée et efficace d’Albert van Jaarsveld, directeur de l’International Institute for Applied Systems Analysis. Ce dernier a posé le décor, en rappelant la portée et la magnitude des défis à venir. Dans son exposé, il a mis notamment en avant quelques-uns des facteurs expliquant la lenteur des avancées en matière de recherche et de durabilité :

  • Une grande partie de la science est isolée du reste de la société et du politique ;
  • Elle n’est pas suffisamment ancrée dans les problèmes du monde réel ;
  • Les mécanismes et modes de financement de la recherche ne sont pas adaptés à l’objectif ;
  • Le fonctionnement en silo de la recherche limite la portée des découvertes pour résoudre les problèmes clés de la durabilité.

Le scientifique a insisté sur l’importance de développer des missions scientifiques qui soient pensées pour résoudre certains problèmes ciblés et plébiscités par les parties prenantes (bottom-up approach).

… a rapidly realized, qualitative and quantitative step change is needed in science to support the urgent societal transformations towards a more sustainable, equitable and resilient future. This will require bold and strategic action from a ‘collaboration of the willing’ (GFF, 2019) – governments, science policy-makers, science funders, scientists, the private sector and civil society. Given the speed of degradation of societal and environmental/life-support systems, […] We have to design and swiftly build up the capability to support and enable dedicated scientists in delivering clearly focused mission-oriented science advances that connect seamlessly with other parts of society that can help implement necessary policies, practices and behavioural changes.

Unleashing Science: Delivering Missions for Sustainability - International Science Council, p. 18

La transformation sociétale : une question centrale

Au cours du forum, la question des transformations sociales a occupé une place importante. Animé par Clemens Mader, chercheur au Laboratoire fédéral d’essai des matériaux et de recherche, un panel de discussion a cherché à évaluer la portée des changements en œuvre et à mieux cerner les éléments déclencheurs d’un changement vers plus de durabilité.

Pour jeter les bases d’un nouveau paradigme, la sociologue Marlyne Sahakian, a mis en avant le concept de couloirs de consommation, résultat d’une recherche collective récente : « The idea here is that there could be lower limits to consumption, and this is something we all agree to. We need a minimum amount of energy, a minimum amount of access to certain resources. But in a world where there are not sufficient resources to go around, can we also reflect on upper limits to consumption ? And critical to this idea of consumption corridors is that within corridors, well-being must be achieved for all people. Somehow exceeding the upper limit of consumption would prohibit others, either today or in the future, from living a sustainable good life. »

Selon la chercheuse, la question des inégalités sociales est nécessairement ancrée dans la transformation vers un monde durable : « Il sera essentiel d’accorder une attention suffisante à la question de la justice dans cette transition ». Elle a donc insisté pour que davantage de spécialistes en sciences humaines et sociales s’engagent dans ce processus.

Dans ses propos, Marlyne Sahakian est revenue sur le travail pionnier de Donella Meadows, la co-autrice de The Limits to Growth (1972), indiquant que c’est au niveau des paradigmes et de leurs significations qu’il faut agir. Selon elle, les médias et l’industrie du divertissement ont depuis le début du XXème siècle contribué à façonner les comportements sociaux, au point de nous transformer « en zombies de la consommation ». La question centrale qu’elle se pose désormais est :

Comment peut-on contester certaines conceptions du bien vivre relevant du consumérisme dans nos espaces culturels ?

La sociologue a aussi rappelé l’importance du modèle du doughnut, de l’économiste Kate Raworth, comme outil pour aligner les fondations sociales avec les limites planétaires.

Pour s’attaquer au problème, il faut donc selon Marlyne Sahakian repenser les fondamentaux et raisonner à partir de la notion de bien-être : qu’est-ce qui fonde une bonne vie ? A partir de quelle quantité de besoins satisfaits, se sent-on en sécurité et ressent-on du bien-être ? Et quels sont les sources/services de satisfaction indispensables à tout le monde ? Elle préconise ainsi de repenser notre conception de la croissance et du bien-être :

Changing the way we measure prosperity is essential. Currently, if we measure prosperity in relation to GDP growth, it is a limited way of understanding what it means to live a good life. The SDGs also are somewhat limited in the sense that they are quite linear, […] and that they do not necessarily place in relation social and ecological dynamics.

D’autres outils sont nécessaires. Le PIB est un indicateur de croissance, conçu dans un contexte de pauvreté des populations, au milieu du XXème siècle et dont l’emploi s’est généralisé progressivement pour mesurer le développement économique. Or, il ne répond plus aux problématiques actuelles liées à la préservation des conditions d’habitabilité de la terre. Il ne dit rien sur la répartition des revenus entre les individus d’un pays. En outre, il ne comptabilise pas les richesses – et elles sont nombreuses… – issues du travail non rémunéré, et qui contribuent au bien-être individuel et collectif. Enfin, l’indicateur ignore les dégâts environnementaux, car au moment de sa conception cela n’était pas un problème.

Philip Balsiger, professeur en sociologie économique et des mouvements sociaux, a proposé de penser la transformation à travers les processus politiques. Il a souligné à quel point il est rare que des décisions transformatives fondamentales soient prises en temps de paix. Pour lui, les occasions de changements sont rares et concernent en premier lieu des moments historiques singuliers comme l’après seconde guerre mondiale. La construction de l’État providence par exemple est la résultante de plusieurs crises politiques majeures, de guerres et de décennies de luttes de mouvements sociaux.

Du point de vue de la sociologie des mouvements et des changements sociaux, la recherche est limitée à constater les causes et les conséquences, sans pour autant pouvoir dégager des ingrédients nécessaires et suffisants pour provoquer une transformation fondamentale. C’est une question complexe pour les démocraties, car il y va de la redéfinition des différents pactes sociaux, en particulier des valeurs et par conséquent de l’idéologie qui prévaut à la gouvernance.

Le sociologue a estimé cependant que : « In the broader historical perspective, I would say we are at a point where […] either we can say we have to completely change the system, which a lot of activists think, or at least I think at the least we have to find a new form of capitalism which would be some sort of a green capitalism that is strongly steered by the state, that is strongly limited in some ways also. So, it’s a new kind of compromise. And these kinds of compromises in the history of capitalism, they happen usually under the pressure of strong social movements and also when there are certain specific crises in the capitalist regime of accumulation. »

La troisième intervenante, Eva-Maria Spreitzer, est chercheuse en littérature des futurs. Elle est spécialisée en processus d’innovation et de transformation, membre du Swiss Center for positive futures de l’Université de Lausanne. Pour elle, la question de la transformation sociétale pour un monde durable ne se pose pas seulement selon une vision classique de planification de la recherche et de l’innovation. L’enjeu consiste d’abord à définir un cadre de réflexion qui permette d’envisager les multiples futurs imaginables. Pour imager cela, elle a cité une phrase du philosophe nigérian Bayo Akomolafe : « the times are urgent, let’s slow down. »

Selon elle, l’innovation surgira d’un niveau de raisonnement différent et en adoptant de nouvelles pratiques pour développer et entraîner notre capacité à explorer la nouveauté en général. Elle se base pour cela sur la méthodologie de la littérature des futurs, établie par l’UNESCO à partir de 2012 : « It is about moving beyond a dependency on the illusion of certainty and the fragilities this creates. […] When people are capable of deciding why and how to use the future, they become better able to detect and create the otherwise invisible – innovation and transformation. They are more at ease with novelty and experimentation. Less anxious about uncertainty. Humbler about controlling the future. More confident about being able to comprehend and appreciate the potential opened up by change. »

Eva-Maria Spreitzer a insisté sur la complexité des systèmes sociaux, ce qui rend illusoire de penser pouvoir contrôler la transformation de manière linéaire. C'est notre capacité à explorer la nouveauté, à créer des espaces dans lesquels on cultive la transformation, qui selon elle, peut contribuer à une réelle évolution vers la durabilité :

It is very important that we focus on the conditions of change, [...] and change them, and intervene there and that is also in our hands, and then let transformation unfold. Of course that is very uncomfortable because almost all interventions we do is in an active way. We want to be in charge and control, but to a certain degree it’s illusion of control.
 

Au terme des échanges, il est apparu clairement que la transformation serait le fruit d’un mélange entre approches ascendantes (associations civiles, ONGs, entreprises privées) et descendantes (mesures légales, incitations étatiques, etc.), que ce soit pour encourager l’émergence d’aptitudes à innover, pour résoudre des problèmes ou atteindre des objectifs précis. Sur la question du niveau des responsabilités individuelles, Marlyne Sahakian a tenu à apporter une nuance importante :

« Sustainability cannot remain an individual decision and that we should not be over individualizing the responsibility to change even if all of us probably would like to think of it that way. [...] So there are some structural elements that are material and that are also normative that define how things ought or should be done. And I would really like to think of ways in moving forward that doesn’t make sustainability a choice for a few ecological superheroes - everyone in this room no doubt -, but that brings everyone along and that I think is a bigger challenge. »

Accélérer le tempo et maintenir la démocratie

Toutes les personnes de ce panel et de cet évènement se sont accordées à dire qu’il fallait avancer à un rythme plus soutenu pour créer les espaces et les financements de recherche nécessaires au changement. Les questions du public auront mis à jour également certaines lignes de tension qui traversent déjà l’espace public. Face aux conséquences dramatiques, actuelles et à venir, du réchauffement climatique, certain·e·s aimeraient que le cap du changement soit désigné de manière plus directive.

Pour apporter un éclairage supplémentaire au concept de corridor de consommation énoncé par Marlyne Sahakian, on peut citer un chiffre. Selon une étude menée par l’ONG Oxfam et le Stockholm Environment Institute (SEI), au cours de la période 1990-2015, « les 10 % les plus riches de l’humanité ont été à l’origine de plus de la moitié (52 %) des émissions cumulées […]. Les 5 % les plus riches étaient responsables de plus d’un tiers (37 %) de la croissance totale des émissions. »

Les démocraties sont ainsi face à leurs propres contradictions : peut-on obliger les gens à adopter les bonnes pratiques puisque le temps est compté ? La différence entre autoritarisme et autorité est difficile à tracer. Elle suppose de la confiance de part et d’autre, de la bienveillance et du respect, pour que les limites posées apparaissent légitimes. Au niveau sociétal, les citoyens ne sont pas des enfants, et les limites, si elles sont posées, sont dans nos démocraties davantage co-construites. Il s’agirait donc dans un premier temps de formuler clairement au monde politique et aux citoyens des choix qui permettent d’activer la transformation vers un monde durable et plus sûr pour le plus grand nombre.

Nous entrons assurément dans une ère de transformation sociétale inédite, où la manière de faire de la science et de la financer sera aussi appelée à changer pour le bien commun. Au terme de la journée, Peter Edwards, le président de l’initiative pour la recherche sur le développement durable (SCNAT), confiait :

I suppose, just personally, more and more as a natural scientist I realized how fundamental social processes and therefore the social sciences are in sustainability research and also about the role of the arts.

Une citation qui en rappelle une autre, celle de la présidente du Comité de l’ASSH dans un récent entretien : « Les sciences naturelles nous apprennent comment vivre plus longtemps, mais les sciences humaines et sociales nous donnent à voir dans quel but et de quelle manière vivre ».

Atelier : Repenser les paradigmes pour une transformation de la société

L’après-midi, les participant·e·s à la journée ont eu la possibilité de choisir entre une série de quatre ateliers. Markus Zürcher, secrétaire général de l’ASSH, a co-animé celui consacré à la transformation sociétale. À l’issue de la journée, il a partagé ce message à l’assemblée :

Les SDGs : investir dans le capital humain et la reproduction

« Ici et maintenant, dans la riche Suisse, nous devons faire face à une véritable crise de l’éducation et des soins. Au cours des dernières décennies, nous avons beaucoup investi dans le stock de capital et la production, mais pas assez dans le capital humain et la reproduction. Au vu de l’évolution démographique, nous avons besoin de ‹ mains › supplémentaires. Il faudrait investir dans les enfants et les jeunes, dans les personnes actives, qui doivent être formé·e·s en permanence et dont la santé doit être maintenue, ainsi que dans l’assistance et les soins aux ‹ vieux ›.

La socialisation, la formation initiale et continue ainsi que le travail de care requièrent un bien-être et une souveraineté en matière de temps. Tout cela génère peu de déchets et les prestations sont en grande partie immatérielles. Le travail de reproduction est porteur de sens et d’épanouissement. La production, en revanche, pousse à la consommation, qui est devenue une activité de loisir, une récompense qui provoque une euphorie à court terme. Ce qui reste, ce sont des montagnes de déchets et une surexploitation des ressources naturelles.

Avec la concentration du capital réparti entre quelques mains, l’économie de marché est devenue une économie financière et monopolistique. En conséquence, l’excédent ne peut plus être largement distribué, ce qui entraîne une augmentation des inégalités sociales et culturelles. Actuellement, nous observons à la fois une concentration du capital et une augmentation des tendances autocratiques. En fin de compte, les monopoles et la faible redistribution de l’excédent menacent la démocratie. »

Ressources

L’ASSH encourage la recherche en sciences humaines et sociales en Suisse et s’engage pour le dialogue entre la science, la politique et la société. Depuis 2020, le thème de la consommation durable (SDG 12) est une priorité pour l’ASSH.

Page thématique de l’ASSH sur la consommation durable

Les différents Bulletin de l’ASSH consacrés à la durabilité :
3/20 « L’État durable »
2/21 « Consommation durable »
2/22 « Alternatives »

Global Funders Forum (2019) : Funding Science for Sustainability: Launch of a Decade of Global Sustainability Science Action (2020-2030), Paris, International Science Council.

International Science Council (2021) : Unleashing Science: Delivering Missions for Sustainability, Paris, International Science Council.

Latour, Bruno, « Ce que les arts nous disent de la transformation du monde », conférence à Bordeaux, octobre 2020, https://www.observatoire-culture.net/arts-crise-politique-climatique/ (consulté : 03.11.2022).

Fuchs, Doris et al. (2021): Consumption Corridors: Living a Good Life within Sustainable Limits (1st ed.), London. https://doi.org/10.4324/9780367748746