Le numérique n’est pas écologique
Le numérique est un secteur industriel qui contribue à épuiser les ressources naturelles et à polluer la planète. En 2020, la masse mondiale de déchets d’équipements électriques et électroniques est estimée à plus de 50 millions de tonnes, moins de 20% seraient recyclés1. L’informatisation de la société et la surconsommation numérique sont un puissant accélérateur du changement climatique, une des sources portant atteinte à l’environnement et à la biodiversité. Au vu des besoins en énergie, en eau et en matériaux requis pour fabriquer et utiliser les infrastructures numériques, cela n’est pas durablement soutenable (extraction des terres rares, usages des métaux rares, génération de déchets toxiques, obsolescence programmée, …).
La transition numérique que nous subissons, l’augmentation permanente et sans fin du recours au numérique pour toute sortes d’activités, ne cesse d’amplifier l’empreinte environnementale. Bien que des efforts soient réalisés pour minimiser la consommation énergétique et utiliser une énergie verte, cela ne compense pas l’accroissement parallèle de la consommation énergétique et des émissions de gaz à effet de serre. S’il est positif que des acteurs s’engagent dans des mesures de réduction de la consommation électrique de leurs infrastructures, cela peut, en contrepartie, engendrer des pratiques numériques plus importantes parce que moins énergivores et culpabilisantes.
L’urgence numérique
La surconsommation du numérique n’est pas uniforme de par le monde, mais est essentiellement le fait des pays développés2. Par ailleurs, il n’a jamais été démontré que le taux de croissance économique d’un pays soit corrélé à sa croissance du numérique. Ainsi, plutôt que de vouloir comblerun factice retard numérique, par toujours plus d’informatique, de données, de télécommunication ou d’intelligence artificielle, ce qui rend la société plus dépendante et plus vulnérable, il est urgent d’agir pour un numérique plus respectueux de l’environnement et du vivant.
La transition numérique doit être au service des objectifs de développement durables définit par l’ONU pour répondre aux défis mondiaux auxquels nous sommes tous confrontés (objectifs 2030)3. L’urgence climatique et environnementale sont désormais indissociables de l’urgence numérique. Adopter le principe de précaution, investir dans la maitrise des risques et contribuer à créer un numérique plus robuste, moins énergivore et plus sobre en développant une économie et écologie du numérique vertueuses s’imposent.
Contradictions et perspectives
La Suisse a ratifié en 2017 l’Accord de Paris sur le climatet s’est notamment engagée à prendre les mesures visant à réduire ses émissions de gaz à effet de serre. Bien que des préoccupations environnementales soient évoquées dans la stratégie Suisse numérique 2018, pour autant, faire concorder des actions pour le climat avec celles qui génèrent toujours plus d’équipements et d’usages numériques est impossible. En effet, jusqu’à présent, les modèles économiques du numérique sont basés sur une connectivité et des usages permanents, sur la captation croissante de données et sur leurs échange, traitement et stockage. La conception des produits est optimisée pour les rendre addictifs et le marketing contribue à maximiser la consommation numérique. Des mesures stratégiques et opérationnelles compatibles avec la préservation de l’environnement devraient exister. Cela augmenterait la cohérence et l’efficacité des actions et permettrait de dépasser les approches opportunistes relevant du lessivage vert (greenwashing) et faire émerger des solutions convaincantes.
Pour une sobriété numérique
L’impact environnemental de l’informatique devient gérable à condition d’opter pour une sobriété numérique. Pour que la transition numérique puisse concourir à une meilleure protection de l’environnement et à une diminution de la consommation des ressources naturelles et des gaz à effets de serre, il est indispensable de modifier nos modes de penser le numérique, de le développer, de le produire et de l’utiliser.
L’informatique gagnera ses lettres de noblesse à condition que ses effets néfastes sur l’environnement soient maitrisés. Elle pourra alors être déployée à bon escient pour effectivement contribuer à réduire la consommation énergétique et les émissions de gaz à effet de serre, via son adoption pertinente dans des contextes définis (énergie, transport, …). La Suisse pourrait alors devenir un leader mondial d’un numérique plus robuste, résilient et plus sobre, un leader de l’évaluation et de la certification de celui-ci et être un acteur incontournable du dialogue international dans ces domaines.
Pour une informatique écologique « by design »
Initier un cercle vertueux d’une économie numérique écoresponsable permettrait de dépasser la difficulté ontologique à penser l’écosystème numérique véritablement au service du vivant. Un changement de paradigme doit s’opérer pour que les externalités écologiques du numérique soient prises en compte et que les innovations technologiques ne soient pas un vecteur de destruction. Au-delà de l’obsolescence programmée des systèmes, c’est celle de l’humain dont il question. Si du point de vue du climat et de l’environnement, l’augmentation du numérique n’est pas soutenable, alors, seule une informatique qui maitrise sa propre empreinte écologique, et qui tient compte de celle de toutes les activités qu’elle engendre, est viable sur le long terme. Ainsi, la transformation numérique de la société deviendrait le levier de sa transformation écologique.
Tenir compte des critères énergétiques et environnementaux et des besoins écologiques de l’informatique est une condition de survie. Cela ne doit pas être une contrainte mais un catalyseur de notre évolution. Devenir un homo numericus écoresponsable et disposer d’un numérique « écologique by design » sont une nécessité.
La sobriété numérique doit être le nouveau principe d’action de la transformation numérique de notre société. Au-delà de la prise de conscience des besoins et des impacts environnementaux de l’usage des ressources technologiques, une volonté politique et un plan d’action doivent exister pour s’opposer aux effets dévastateurs sur la planète d’une surconsommation numérique. Cela questionne notre acceptabilité des solutions numériques et nous oblige à nous approprier les propos d’Aimé Césaire4 :
une civilisation qui s’avère incapable de résoudre les problèmes que suscite son fonctionnement est une civilisation décadente. Une civilisation qui choisit de fermer les yeux à ses problèmes les plus cruciaux est une civilisation atteinte. Une civilisation qui ruse avec ses principes est une civilisation moribonde.
Références
1 https://www.itu.int/en/ITU-D/Climate-Change/Documents/GEM%202017/GEM%202017-F.pdf
https://collections.unu.edu/eserv/UNU:7819/GEM_2020_French_final_pages.pdf
3 https://www.un.org/sustainabledevelopment/fr/objectifs-de-developpement-durable/
4 Introduction du discours sur le colonialisme d’Aimé Césaire, 1950.
https://www.larevuedesressources.org/IMG/pdf/CESAIRE.pdf
https://histoirecoloniale.net/Aime-Cesaire-Discours-sur-le-colonialisme
Autor
Auteure: Prof. S. Ghernaouti, UNIL
Directrice, Swiss Cybersecurity Advisory & Research Group
Membre de l’Académie suisse des sciences techniques (SATW)
Membre de la Commission suisse pour l’UNESCO
www.scarg.org