Les statues sont partout à détruire, et les noms à supprimer sur tous les monuments publics et privés.
Scriptores Historiae Augustae, Vie de Commode, 20,3
Condamner sans oublier
On pensera en premier lieu à la fameuse Damnatio memoriae (littéralement : « la damnation de la mémoire »). Mais le parallèle est trop rapide, car le terme qui ne remonte en effet qu’au XVIIe siècle, décrit en général la préoccupation des Romains concernant la réputation posthume. Les mesures ne se limitaient pas à l’enlèvement, la mutilation ou la destruction des statues de la personne condamnée à l’oubli collectif, mais comprenaient toute une gamme d’autres possibilités comme l’interdiction d’exposition publique de masques de cire du condamné lors de funérailles aristocratiques ou encore l’inscription de son anniversaire dans les listes officielles des jours de mauvais augure pour le peuple romain (dies nefasti). Ce dernier élément illustre qu’on veillait à ce que la condamnation en tant que telle reste bel et bien présente dans la mémoire publique.
Statues païennes mises à mal
L’avènement du christianisme posait une autre menace aux sculptures, en particulier avec l’édit de 391 de l’empereur Théodose Ier interdisant aux païens la fréquentation des temples et prescrivant leur fermeture. Ce ne fut que quelques mois plus tard que Théophile, évêque d’Alexandrie, attaqua avec une émeute de chrétiens la statue de culte colossale de Sarapis : Après l’avoir réduit en petits morceaux, ils jetèrent ceux-ci au feu et traînèrent la tête à travers toute la ville, sous les regards de ses dévots qui se moquaient de la faiblesse de l’objet de leur dévotion
(Théodoret de Cyr, Histoire ecclésiastique, V, 22).
Une destruction aidée par le divin
En Gaule, Saint-Martin de Tours, nommé évêque en 371, agit avec ferveur contre l’idolâtrie des païens qui adhéraient toujours aux anciens cultes, un engagement qui demandait assez régulièrement l’appel à l’aide divine : dans un certain village, « il y avait une colonne d’une masse énorme, que surmontait une idole. Martin songeait à la renverser ; mais il ne disposait d’aucun moyen matériel pour réaliser ce projet. Alors, selon sa coutume, il se tourna vers la prière. Et l’on vit, le fait est certain, une sorte de colonne, à peu près de même dimension, tomber du ciel, écraser l’idole, réduire en poussière toute cette masse de pierre inexpugnable » (Sulpice Sévère, Dialogues IX, traduction Paul Monceaux).
Mais l’image que dressent les sources littéraires est en effet biaisée par les intérêts des historiens de l’Église, alors que les découvertes de statues dans des contextes archéologiques de cette même période documentent un traitement bien plus différencié des anciennes statues.
Un certain respect pour le patrimoine sculpté
Cela se confirme par exemple à Martigny dans la découverte, en été 2011, des torses soigneusement enfouis de deux statues en marbre, l’une représentant Apollon avec sa cithare et l’autre Hercule se reposant sur sa massue. Le dépôt qui remonte au plus tôt à la fin du IVe siècle et alors à une période où le christianisme s’était déjà fermement implanté dans la ville, atteste d’un certain respect des chrétiens vis-à-vis des anciennes œuvres sculptées. On remarquera en même temps que la statue d’Apollon fut bien avant son enfouissement l’objet d’une castration, alors que l’Hercule fut épargné de cette même mesure, protégé probablement par son rôle héroïque qu’il avait aussi conservé chez les chrétiens.
Graver au lieu de casser
La destruction et/ou l’enfouissement des œuvres n’était en effet que l’ultime moyen pour se défaire des anciennes sculptures : à part la mutilation du sexe, une autre mesure courante était de bannir les démons qu’on imaginait habiter les sculptures en gravant des croix sur les pièces, de préférence dans les yeux et/ou sur la bouche ou le front. Ces interventions permirent de fait de conserver les sculptures pour leur valeur patrimoniale. Cette même tendance illustre aussi le cas du forum de Timgad (Algérie) où on a rassemblé, comme l’attestent les bases conservées, un grand nombre d’œuvres sculptées des périodes précédentes. La place s’est transformée par cette mesure petit à petit en un lieu de commémoration de la grande histoire de la ville.
De nouvelles têtes sur d’anciens corps
Une autre façon de conserver les sculptures était leur réactualisation, opérée par le remplacement de l’inscription sur la base et surtout de la tête par celle d’une personnalité d’actualité. Cela est par exemple le cas d’une statue honorifique d’une femme assise à Éphèse, créée au IIe siècle : deux siècles plus tard, l’œuvre fut réutilisée ensemble avec une bonne centaine d’autres sculptures pour décorer des bains publics près de l’agora. Le financement de la rénovation des bains fut assuré par une certaine Scholastika, femme visiblement fortunée et dont le portrait remplaça celui d’époque impériale.
Tout au contraire des sources littéraires, l’archéologie atteste de l’utilisation différenciée et visiblement réfléchie de sculptures païennes durant l’Antiquité tardive, ce que les quelques exemples cités plus haut ne peuvent représenter que de manière incomplète.
Baumer, Lorenz E. (2018) : Hercule et Apollon à Martigny – Destins de deux sculptures antiques en Suisse occidentale, in : Bulletin de la Société nationale des antiquaires de France, pp. 127-141
Kristensen, Troels Myrup (2013) : Making and Breaking the Gods. Christian Responses to Pagan Sculpture in Late Antiquity, Aarhus University Press.
Spieser, Jean-Michel (2017) : Réflexions sur l’abandon de la statuaire dans l’Antiquité tardive, in : Canetti, Luigi (éd) : Statue. Ritualia, scienza e magia dalla Tarda Anti-chità al Rinascimento, Mircologus Library, t. 81, Florence, pp. 123-144.
Ce texte a été écrit dans le cadre du projet « Penser un mo(nu)ment ». Il est déjà paru sous une forme similaire sur le site web du projet et dans le Bulletin de l'ASSH « Denkmal | Monument ».
Cours en ligne de l'Uni Genève
L’Unité d’archéologie classique de l’Université de Genève propose à ce même sujet un cours gratuit en ligne (MOOC), « À l’avènement du christianisme : l’archéologie des derniers païens », accessible sur la plateforme Coursera :
L’auteur
Lorenz E. Baumer est professeur ordinaire d’archéologie classique au Département des sciences de l’Antiquité de l’Université de Genève. Spécialiste de la sculpture grecque et des sanctuaires ruraux, il a publié par ailleurs de nom-breuses études sur le portrait et la peinture hellénistiques, les sarcophages romains, la Grèce de l’époque impériale et de l’Antiquité tardive ainsi que sur la réception de la sculpture antique à l’époque moderne.
Image dans l'en-tête
Les torses des deux statues à leur emplacement de découverte, alignés au pied du mur du bassin froid. D’après Baumer, Lorenz E. et François Wiblé (2014) : La beauté du corps dans l’Antiquité grecque à Martigny-la-Romaine, in : Jenkins, Ian et Victoria Turner (éds.) : La beauté du corps dans l’Antiquité grecque, catalogue d’exposition, en collaboration avec le British Museum, Londres. Fondation Pierre Gianadda, Martigny, pp. 339-371 : 344 fig. E.
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