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L’école peut-elle être neutre ?

Auteure: Taïs Foretay (HEP Vaud) | Édition: Arnaud Gariépy (ASSH)

Quand une institution éducative s’empare des questions d’inégalités, elle se retrouve confrontée à des oppositions arguant que telle ou telle décision ne respecte pas le principe de neutralité, mais de quelle neutralité parle-t-on ?

La visibilisation des luttes en Suisse

En Suisse comme dans d’autres régions du monde, ces dernières années ont été marquées par une nouvelle vague de visibilité des mouvements de luttes sociales et environnementales. Même si l’existence de collectifs militants n’est pas nouvelle, les prises de position dans l’espace public ont augmenté, de pair avec une plus forte médiatisation des revendications. L’année 2019 a par exemple vu défiler une importante Grève du Climat ainsi que la première édition de la Grève féministe du 14 juin. Le mouvement Black Lives Matter grandit depuis 2020, avec de nombreux rassemblements organisés à la suite des violences policières aux USA et au décès à Lausanne de Mike Ben Peter, pour n’en citer qu’un. Du côté législatif, l’homophobie a été pénalisée en 2020 et le mariage pour toutes et tous a été accepté en septembre 2021, et ce malgré un référendum. De plus, depuis le 1er janvier 2023, le principe d’autodétermination est appliqué pour toute demande de changement de sexe à l’État civil. On pourrait encore citer la ZAD (zone à défendre) de la colline du Mormont, occupée d’octobre 2020 à mars 2021, ou la Pride de Nuit du 2 juillet 2022, une manifestation lausannoise qui se revendiquait « queer, féministe, antiraciste, écologiste et anticapitaliste ».

Avec comme postulat sociologique que les institutions éducatives fonctionnent comme des petites sociétés qui reflètent et reproduisent les dynamiques sociales inhérentes à leur contexte socio-historique, il est intéressant de se pencher sur les répercussions de ces mouvements sociétaux sur l’école, avec ici une focale sur le canton de Vaud.

Retour sur quelques récentes polémiques

L’école peut être un lieu d’innovation, mais c’est aussi une institution traditionnelle, souvent garante d’un certain ordre social. Les sciences sociales permettent de porter un regard critique sur un système particulièrement propice à la reproduction des inégalités sociales. Si je suis moi-même en accord avec ce constat, un certain nombre de critiques et de réactions virulentes nous montrent bien que pour une partie de la population, l’évolution de l’école suscite des craintes. Quand les enjeux féministes, LGBTIQ+, environnementaux ou encore antiracistes s’invitent dans les institutions scolaires, ils déclenchent leur lot de réactions. Les médias participent alors activement à la création des polémiques.

Il y a eu notamment l’affaire du dit « t-shirt de la honte » à Genève, une pratique qui a ouvert des discussions sur le sexisme des règlements vestimentaires. On peut aussi citer la question de la participation des gymnasien·ne·s à la Grève du Climat sur les heures de cours, ou encore l’annulation d’examens pour la grève féministe du 14 juin 2023. Les controverses naissent aussi parfois de textes anonymes : à la Haute École Pédagogique (HEP) de Lausanne, des étudiants se sont dits « choqués et scandalisés » d’avoir été invités à rejoindre et soutenir une association antiraciste au sein de l’établissement. Au gymnase de Burier, des élèves ont ouvert un blog (aujourd’hui fermé) d’articles réactionnaires, dénonçant entre autres l’utilisation du langage inclusif. En ce qui concerne l’école obligatoire vaudoise, l’événement le plus marquant est probablement l’affaire du pictogramme arc-en-ciel sur les agendas scolaires à la rentrée 2021, qui a fait notamment l’objet d’une interpellation au Grand Conseil. La Loi sur l’enseignement obligatoire (LEO) y est citée, arguant que la présence d’un « drapeau marqué idéologiquement » heurte la neutralité politique de l’école.

Mais quelle neutralité ?

À l’occasion d’une table ronde organisée à la HEP Vaud au printemps 2023, nous avons eu l’occasion d’entendre plusieurs expert·e·s se positionner vis-à-vis du principe de neutralité de l’école. Il est ressorti de ces échanges, entre autres, que la neutralité politique scolaire est définie par les cadres politiques qui régissent notre société, et plus particulièrement l’école, que ce soit au niveau cantonal ou fédéral. Or, à l’heure actuelle, le cadre légal vaudois n’est pas « neutre » sur les questions d’égalité sociale et de durabilité. Par exemple, l’éducation à la citoyenneté, dont voici l’un des objectifs : « Saisir les principales caractéristiques d'un système démocratique en se sensibilisant à des problématiques liées aux rapports entre les hommes (minorités, déséquilibres Nord-Sud,…) et à l'environnement (naturel et social) », fait partie intégrante du Plan d’études romand. On peut également tout à fait considérer que le fait d’autoriser des élèves à participer à une manifestion relève du devoir de l’école de respecter leurs convictions morales et politiques (LEO, Art. 9).  Et pour aller plus loin, je relèverai que le même article vaudois stipule que « l’enseignement [et non l’école] est neutre du point de vue religieux et politique ». Quant au Règlement d’application de la LEO, il précise à l’article 8 que : « En collaboration avec le Bureau de l’Egalité, le département met en place des projets collectifs visant à promouvoir l’égalité de droit et de fait entre filles et garçons. […] Le département soutient, par l’information et la communication, des actions visant à réduire les inégalités, notamment celles liées à l’origine sociale ou ethnique des élèves ou à leur orientation sexuelle ».

Ces exemples montrent que les écoles sont des institutions sociales, insérées dans une société donnée, dans un contexte politique donné, et sont indissociables des cadres politiques qui en définissent les rôles et les devoirs. En fait, la protection de la neutralité selon les mouvements réactionnaires peut se définir comme une tentative de maintien de certaines normes/valeurs dominantes, même lorsqu’elles ne sont pas ou plus alignées avec le cadre politique actuel. Pour reprendre les mots de la journaliste et essayiste française Alice Coffin, cette neutralité « c’est la subjectivité des dominants »1.

Comment soutenir l’école dans sa transformation ?

Les institutions éducatives sont les lieux d’un certain nombre de rapports de forces qui traversent la société. Le changement fait peur et engendre de vives réactions conservatrices, à l’extérieur comme à l’intérieur des établissements. Si les causes de résistance aux changements organisationnels sont toujours multiples et multidimensionnelles, la littérature à ce sujet semble s’accorder sur la nécessité que les professionnel·le·s (et ce à tous les niveaux hiérarchiques) soient convaincu·e·s de la nécessité de faire évoluer leurs représentations, leurs pratiques, et donc petit à petit, l’institution elle-même2. Or il est évident que toutes les personnes travaillant dans le domaine éducatif n’ont pas la même conception du rôle de l’école ni la même définition de sa neutralité.

Lorsqu’on prend un peu de recul sur les dynamiques sociétales, on s’aperçoit que le cadre légal permet de justifier et de soutenir de nombreuses pratiques et projets visant à plus d’inclusion et de justice sociale3. Mais la seule volonté de mettre en place des actions visant à réduire les inégalités (RLEO, art.8) peut ne pas suffire. Les enseignant·e·s n’osent pas toujours sortir du cadre de l’école « traditionnelle », de peur de mal faire ou des répercussions, venant de parents, d’élèves, voire de collègues. Il semble alors primordial de s’assurer que l’environnement professionnel soit soutenant et sécurisant pour les personnes participant activement au cadre politique visant la réduction des inégalités.

Pour que l’école soit un lieu de transformation et de progrès social, il apparaît nécessaire de sensibiliser et d’informer davantage les directions scolaires des changements sociaux visés par les politiques publiques, et d’accorder une importance particulière à ces questions lors de la promotion de nouvelles personnes aux postes décisionnels et lors de la formation initiale et continue des professionnel·le·s de l’école.

Références

[1] Kessas, Safia & Wernaers Camille (2022) : Alice Coffin, femme politique, in: Kessas, Safia & Wernaers Camille (éd.) : Victorieuses: 50 parcours de femmes d'aujourd'hui (pp. 13-16). Louvain-la-Neuve: De Boeck Supérieur.

[2] Bareil, Céline (2004) : La résistance au changement : synthèse et critique des écrits. HEC Montréal, Centre d'études en transformation des organisations.

[3] Perreault, Maxime (2011) : Nancy Fraser, Qu’est-ce que la justice sociale ? Reconnaissance et redistribution. La Découverte. https://doi.org/10.4000/lectures.5207

Auteure

Taïs Foretay est assistant-doctorante à la Haute école pédagogique du canton de Vaud. Une formation initiale en enseignement primaire et quelques années d’expérience sur le terrain ont précédé son Master en sciences et pratiques de l’éducation. Son projet de thèse, en co-direction avec l’Université de Lausanne, porte un regard critique, sociologique et intersectionnel sur le système éducatif suisse et sa perméabilité. Elle est également membre d’un projet de recherche qui analyse les parcours de formation professionnelle au prisme du genre et de l’orientation sexuelle, et elle participe à différentes collaborations cantonales centrées sur la prévention de l’homophobie et de la transphobie dans les lieux de formation.

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Cette publication est en accès libre, sous licence CreativeCommons CC BY-SA 4.0.

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