Sous l’impulsion d’Adrien Remund, un groupe de chercheuses et chercheurs de l’Institut de démographie et socioéconomie de l’Université de Genève, toutes et tous membres du Pôle de recherche national LIVES qui étudie les vulnérabilités à travers le parcours de vie, a pris la mesure des inégalités parmi les pires qui soient, celles face à la maladie et à la mort. Les bonnes nouvelles d’abord : la Suisse a l’une des plus hautes espérances de vie au monde (82 ans pour les hommes, 86 ans pour les femmes, valeurs de 2015). Par ailleurs, de 1990 à 2015, la quasi-totalité des années de vie gagnées ont été de « bonnes » années, c’est-à-dire en santé (5,02 années dont 4,52 en santé pour les hommes ; 3,09 années, toutes en santé, côté féminin). Cependant, tout cela ne vaut pas pour la totalité de la population suisse. Lorsqu’au sein de cette dernière distinction est faite entre les personnes à bas, moyen et haut niveau de scolarité, il en ressort que les hommes les moins diplômés ont vu leur espérance de vie en santé stagner à 73 ans dans les années 2000 (79 ans pour les femmes). Le fossé entre les moins bien et les mieux lotis s’est creusé pour atteindre près de 9 ans en 2010 côté masculin, 5 ans côté féminin. Ce sont des écarts considérables dans l’absolu et dans le contexte européen. La Suisse a une performance globale splendide, mais laisse de plus en plus sur le côté ses moins bien lotis1.
Une accumulation d’inégalités aux lourdes conséquences
Dans l’esprit libre de ce blog de l’Académie, ces résultats suscitent une première réaction sur leur explication. Partout, un bas niveau de scolarité tend à mener à des métiers manuels durs, à de bas salaires, ou encore à des occupations plus à risque d’exposition à des polluants, bref à accumuler des inégalités tout au long de la vie et à en payer le prix à la retraite. Partout aussi, un faible capital scolaire n’aide pas à trouver son chemin dans les complexités du vocabulaire et du système médical et assurantiel, et les personnes à bas revenus ont plus tendance à repousser une visite de routine chez le généraliste afin d’économiser un peu d’argent. Quant à la Suisse plus spécifiquement, l’OCDE note que comparée aux autres pays riches, la Confédération a un excellent système de soins aigus mais que la prévention y est perfectible. Alors que les maladies chroniques sont prédominantes dans les causes de décès, le non-recours à des examens réguliers ne peut qu’exercer des effets négatifs. Sans exonérer la diversité cantonale des politiques qui allègent ou non les coûts, c’est surtout le système d’assurance qui est ici en cause : parce qu’elle les pousse à renoncer à consulter, la diminution des primes d’assurances pour celles et ceux qui acceptent une franchise élevée impacte les pauvres d’une société riche !
Des lacunes importantes compromettant la mesure correcte des inégalités
Une seconde réflexion prend la forme d’une question provocante : un des pays les plus riches au monde est-il encore capable de mesurer les inégalités sociales en matière de santé et de mortalité ? Avec 85 % des décès qui ont lieu à 65 ans et plus, toutes les sources indiquent au mieux « retraité », et le passé socioprofessionnel des personnes est inconnu. Or, face au vieillissement démographique se pose de manière légitime la question du recul de l’âge de la retraite. Il semble évident et tout aussi légitime que les inégalités de longévité, et plus encore d’espérance de vie en santé, fassent partie du débat politique et citoyen. Encore faut-il qu’elles puissent continuer à être mesurées correctement. Grâce à la Swiss National Cohort2, nous avons pu proposer des estimations solides, mais seulement jusqu’en 2015, et en utilisant non pas les groupes socioprofessionnels mais le seul indicateur disponible des inégalités, à savoir le niveau scolaire. Plus précisément, il s’agit du plus haut diplôme obtenu, que tout·e résident·e déclarait dans les bulletins du recensement de la population jusqu’en 2000.
Une logique d’économie qui n’est pas toujours fructueuse
Cependant, depuis l’introduction en 2010 d’une nouvelle forme de recensement basé sur les registres civils, même les données par niveau d’éducation sont incomplètes étant donné qu’elles ne sont disponibles que pour les 2.5% des individus sélectionnés pour répondre au relevé structurel (en plus de ceux déjà présents aux recensements précédents). Dans ces conditions, il a déjà été difficile d’obtenir des chiffres robustes jusqu’en 2015, et ce défi ne fera que s’amplifier dans le futur. L’abandon de la pratique séculaire des recensements décennaux de la population a répondu à des logiques managériales malheureuses, mais aussi – il faut le reconnaître avec fair-play – à la volonté de s’inscrire dans les dynamiques de numérisation et de « big data ». Souvent avec succès, mais pas dans le cas qui nous occupe.
En voulant faire des économies, la Suisse avait réduit ses stocks de masques et nous avons vu les conséquences lorsque le virus SARS-CoV-2 est arrivé en Suisse, avec une pénurie qui a causé une diffusion du virus dans les EMS et engendré la malheureuse surmortalité des personnes âgées. En renonçant aux recensements exhaustifs pour des raisons d’économie, la Suisse s’est privée de la source la plus fiable pour étudier sa population, ses inégalités et les mécanismes de sa belle longévité.
Références
1Remund, Adrien et al. (2019) : Longer and healthier lives for all? Successes and failures of a universal consumer-driven healthcare system, Switzerland, 1990-2014, in : International Journal of Public Health, 64. DOI: https://doi.org/10.1007/s00038-019-01290-5.
2La Swiss National Cohort est un projet collaboratif entre l’Office fédéral de la statistique, des spécialistes d’épidémiologie et médecine sociale des différentes universités suisses, ainsi que des démographes de Genève, qui a apparié les recensements avec l’état-civil et le registre des étrangers (https://www.swissnationalcohort.ch).