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« Mon premier objectif est que personne ne renonce à postuler parce qu’elle ou il pense ‹ ce n’est pas pour moi »

Questions : Fabienne Jan, collaboratrice scientifique

Anne-Sylvie Dupont a été élue nouvelle présidente du jury du Prix de la Relève de l’ASSH lors de la séance du Comité du 22 septembre dernier. Dans cette interview, elle s’exprime sur l’avenir du prix et les défis de la relève.

Vous êtes professeure ordinaire aux Facultés de droit des Universités de Neuchâtel et Genève. Vous êtes par ailleurs avocate spécialiste au sein de l’Ordre des avocats vaudois. Vous faites partie de nombreux comités actifs dans le domaine juridique. Et vous avez accepté la présidence du jury du Prix de la Relève de l’ASSH. Qu’est-ce qui vous a motivée à endosser cette responsabilité supplémentaire ?

La promotion de la relève, d’une part, et la qualité de la recherche scientifique, d’autre part, font à mon sens partie des missions-clés des professeur·e·s des universités. Ce sont deux thèmes qui me tiennent particulièrement à cœur. Le Prix de la Relève de l’ASSH sert ces deux objectifs en mettant en avant des jeunes chercheuses et chercheurs qui savent convaincre par la rigueur et la qualité de leurs travaux. À titre personnel, devoir chaque année évaluer plusieurs articles qui ne relèvent pas de mon champ d’expertise est une immense stimulation intellectuelle et élargit continuellement mon horizon.

Quels sont à vos yeux les plus grands défis de la relève aujourd’hui ?

La rigueur et l’honnêteté ont toujours été des défis importants pour la recherche, mais elles le sont encore plus aujourd’hui, à l’heure de Google et de ChatGPT. Pour les jeunes chercheuses et chercheurs, qui n’ont pas connu d’autre réalité, il pourrait être tentant – ou, pire, normal – d’aller plus vite en utilisant des ressources dont elles et ils ne saisiront pas au premier coup d’œil le manque de fiabilité, ou l’appartenance intellectuelle. Elles et ils devront être dans un questionnement constant à propos de la valeur de leurs sources et justifier leurs choix.

La rigueur et l’honnêteté ont toujours été des défis importants pour la recherche, mais elles le sont encore plus aujourd’hui, à l’heure de Google et de ChatGPT.

Le Prix s’adresse à toutes les disciplines représentées au sein de l’ASSH, et pas seulement aux sciences humaines et sociales stricto sensu. Dans l’édition 2023 du Prix, seules deux candidatures sur les 121 dossiers en lice provenaient du domaine du droit. Comment expliquez-vous ce faible taux de participation des chercheurs et chercheuses en droit ?

J’ai deux indices, sans pouvoir affirmer toutefois qu’il s’agisse des deux seules raisons, ni juger de leur importance respective. En premier lieu, l’existence du Prix est peu connue dans les Facultés de droit. Personnellement, je n’en ai jamais eu connaissance, avant d’être sollicitée pour intégrer le jury. Le second facteur relève de la psychanalyse : les chercheuses et les chercheurs en droit souffrent d’un problème de légitimité. Leur objet d’étude est singulier et leurs méthodes de travail souvent différentes de celles des autres sciences sociales et humaines. Il n’est pas rare que nous devions, plus que d’autres disciplines, justifier et expliquer la recherche en droit. Dans ce sens, il est possible que les jeunes chercheuses et chercheurs en droit ne se sentent pas légitimes à postuler pour le Prix.

Que peut apporter la recherche en droit aux sciences sociales ? Et inversement, quel peut être l’apport des sciences sociales au droit ?

Toutes les sciences qui ont pour objet d’étude les organisations et les interactions humaines sont forcément reliées et interdépendantes. Si le droit est un objet d’étude pour lui-même, sa bonne compréhension nécessite le plus souvent un éclairage par les sciences politiques, la sociologie ou encore l’histoire. Le droit de la sécurité sociale, qui est mon domaine d’enseignement et de recherche, en est un parfait exemple : il est impossible d’en avoir une compréhension exhaustive si l’on méconnaît les faits historiques et les enjeux politiques qui ont présidé et qui président encore à l’adoption et à la mise en œuvre de la législation en la matière.

Toutes les sciences qui ont pour objet d’étude les organisations et les interactions humaines sont forcément reliées et interdépendantes.

Par ailleurs, les juristes devraient à mon sens aujourd’hui être formé·e·s aux méthodes d’analyse des sciences sociales, pour mieux documenter des travaux conduits, en particulier, sur la pratique administrative et judiciaire. De tels travaux pourraient, à leur tour, servir à la meilleure compréhension de la dimension pratique du droit, souvent méconnue par les spécialistes des autres disciplines. Ces regards extérieurs sur le droit se limitent souvent aux textes de loi, éventuellement à leur processus d’élaboration et à leur évolution. Ils sont peu à prendre en compte la mise en œuvre de ces textes par les autorités administratives et judiciaires, ou encore à étudier la réception des décisions par les justiciables.

Les juristes devraient à mon sens aujourd’hui être formé·e·s aux méthodes d’analyse des sciences sociales, pour mieux documenter des travaux conduits sur la pratique administrative et judiciaire.

Il est pourtant fondamental de saisir à la fois la dimension théorique et la dimension pratique du droit pour apporter une réponse complète à la question posée. Une loi a priori très généreuse peut être appliquée de manière très restrictive par les tribunaux, par exemple. Dans un tel cas, conclure, sur la seule base de la loi, que le droit suisse est généreux sur telle ou telle question serait un résultat, sinon erroné, à tout le moins incomplet. Les juristes peuvent ici, par cette connaissance de la mise en œuvre du droit et des mécanismes qui la sous-tendent, apporter une pierre importante à l’édifice.

Les statistiques du Prix 2023 montrent par ailleurs que 75 % des articles concurrents étaient écrits en anglais, 16 % en français, 7 % en allemand et 2 % en italien. Le pourcentage des textes en allemand semble étonnamment bas par rapport au français. Comment l’interprétez-vous ?

Je n’ai pas d’explication à ce propos, sauf à supposer que les chercheuses et chercheurs de Suisse alémanique sont davantage enclins que celles et ceux de Suisse romande à communiquer leur recherche en anglais. Je peux aussi imaginer que les revues autorisant les communications en français sont plus nombreuses que celles autorisant les communications en allemand. Mais pour avoir une réponse précise à cette question, il faudrait naturellement conduire une étude plus poussée, incluant un panorama des possibilités de publication et l’interview des personnes concernées.

Avez-vous des objectifs particuliers pour le développement du Prix de la Relève ?

Je souhaite en premier lieu travailler à promouvoir ce prix auprès des jeunes chercheuses et chercheurs, dans le but de favoriser la diversité à tous égards : entre les régions linguistiques, les disciplines, les universités, les genres, etc. Dans ce sens, mon premier objectif est que personne ne renonce à postuler parce qu’elle ou il pense « ce n’est pas pour moi ».

Mon objectif est de convaincre de l’utilité de savoir rédiger et présenter sa recherche en des termes qui soient compréhensibles par toute la communauté scientifique.

Mon second objectif – à voir s’il est réaliste – est de convaincre de l’utilité de savoir rédiger et présenter sa recherche en des termes qui soient compréhensibles par toute la communauté scientifique. Les sciences sociales et humaines sont reliées entre elles, voire interdépendantes, mais chaque discipline présente ses particularités qui peuvent la rendre imperméable aux personnes qui travaillent dans d’autres domaines. Le jury du Prix de la Relève étant interdisciplinaire, son évaluation des articles soumis est un très bon filtre pour juger de la qualité de l’exposé et de son accessibilité, même pour les personnes non initiées.