Par Diletta Guidi
« Parfois on me demande pourquoi je porte le voile. Je réponds qu’apparemment les hommes seraient sexuellement attirés par la chevelure. Apparemment, car j’ai essayé et ça n’a pas marché[1]». L’auteure de cette blague, Shazia Mirza, est alors musulmane pratiquante et voilée. En 2009, sur la scène du Stockholm Live, un programme télévisé très suivi en Suède, cette comique britannique d’origine pakistanaise réussit la prouesse de rire de son hijab, au moment où ce bout de tissu est au centre des controverses les plus sérieuses.
Car tout semble alors opposer les termes « rire » et « islam ». Depuis les attentats du 11 septembre 2001, les stéréotypes sur la religion musulmane sont légions en Occident, où le voile est souvent associé à une forme de soumission et de piété radicale. L’essor de l’islamisme radical, incarné plus d’une décennie plus tard par l’organisation Etat Islamique, cumulé à la multiplication des attentats djihadistes, s’accompagnent d’une pléthore d’amalgames notamment entre islam et islamisme, djihad et djihadisme, dans des sociétés occidentales qui perçoivent de plus en plus cette religion comme une menace pour la démocratie et les libertés fondamentales. Les violences suscitées par la publication de caricatures du prophète Mahomet par le quotidien danois Jyllands Posten en 2006, puis par plusieurs numéros sur l’islam de l’hebdomadaire satirique français Charlie Hebdo, ne feraient que le confirmer : les musulmans manqueraient de recul, d’ironie et d’autodérision. En somme, de sens de l’humour.
Pourtant, au même moment, « l’humour musulman » émerge et, dans sa foulée, « l’humour voilé », à travers lequel une nouvelle génération de comiques musulmanes va parodier les idées reçues sur leur religion et leur genre... Avant de dépasser le créneau musulman féminin pour proposer un humour « plus inclusif ».
Inspiré par le Black Humor
C’est aux États-Unis, après les attentats du 11 septembre que naît le Muslim ou Islamic humor (littéralement « humour musulman » ou « islamique »). A l’origine, le pionnier Azhar Usman, un humoriste américain d’origine indienne et leader du collectif Allah Made Me Funny (« Allah m’a rendu drôle »), composé depuis 2004 d’un trio de comédiens musulmans pratiquants.
Les humoristes du collectif Allah Made Me Funny s’inscrivent dans le sillage de Richard Pryor, doyen du Black humour des années 1970, qui utilisait l’ironie aussi bien pour dédramatiser que pour dénoncer les conditions de la communauté afro-américaine à la fin du XXème siècle. L’humour musulman en fait de même : il est à la fois in group, permettant aux musulmans de prendre du recul par rapport à l’actualité par le rire, et out group, performé pour que les non-musulmans saisissent tout le malaise ressenti par celles et ceux que l’on associe à l’islam.
Aux musulmans américains, ces humoristes souhaitent offrir un exutoire en allégeant, le temps d’un sketch, le quotidien de cette minorité, pour grande partie issue de l’immigration. Comme dans le cas du Black humor, cette nouvelle catégorie d’humour fait aussi de la différence culturelle et religieuse une fierté. Les spécialistes parlent ainsi de « coming out musulman sur l’espace public » ou de Muslim pride (« fierté musulmane »).
Ces humoristes incarnent, le temps d’un spectacle, une image alors inédite : un islam drôle et capable d’autodérision. La bande annonce du spectacle des Allah Made Me Funny, dans laquelle Usman décrit les réactions apeurées des passagers d’un avion lorsqu’il y prend place avec sa longue barbe « de terroriste islamique » et les remerciements qu’il reçoit à l’atterrissage pour ne pas l’avoir détourné, est un exemple particulièrement évocateur. Outre l’amalgame entre musulman et terroriste, dans leurs sketchs, ces artistes n’esquivent aucun cliché sur l’islam : la violence, la misogynie, la soumission, etc. Tous ces a priori, renversés et détournés par leur humour parodique, finissent par devenir invraisemblables.
La géographie du rire musulman
L’Islamic humor débarque en Europe au début des années 2000, grâce à la grande présence de spectacles de stand-up sur Internet et de séries télévisées sur le câble. Le monde anglophone, pour des raisons linguistiques, est le premier touché par ce phénomène. Parmi les séries à succès figure La petite mosquée dans la prairie (The Little Mosque on the Prairie), première sitcom sur l’islam produite et distribuée en Occident.
Conçue par Zarqa Nawaz, scénariste canadienne née en Angleterre de parents pakistanais, elle pastiche La petite maison dans la prairie, série américaine culte des années 1980 qui mettait en scène le quotidien d’une famille modeste de pionniers émigrés dans l’Ouest américain aux prises avec leur village d’accueil.
Là, l’histoire tourne autour de la vie d’une famille de musulmans installée à Mercy, dans l’Ouest du Canada. Chaque épisode traite avec légèreté d’un préjugé sur l’islam ou met en scène avec humour un problème d’intégration lié à cette religion dans le pays. Très réaliste car inspirée de sa propre expérience de Canadienne musulmane, la fiction de Zarqa Nawaz rencontre un franc succès chez les musulmans européens, en particulier chez les Anglais, où l’humour « à la musulmane » était déjà connu grâce au travail de Shazia Mirza, la première comique voilée en Grande-Bretagne.
Zarqa et Shazia ont toutes deux grandi dans ce que cette dernière nomme l’« Anglistan », soit la communauté pakistanaise d’Angleterre, parmi les plus importants groupes immigrés musulmans d’Europe. L’appartenance à une communauté minoritaire issue de l’immigration est d’ailleurs l’un des points communs des performeurs et performeuses de l’humour musulman, qui se produisent le plus souvent dans les banlieues de New York, Londres, Bruxelles et Paris où ils sont nés. Mais ces dernières sont en quelque sorte minoritaires dans la minorité. En tant que femmes, elles souffrent de discriminations liées à leur genre, dans et hors de leur communauté d’appartenance. Un statut d’infériorité qu’elles retrouvent jusque dans leur métier. Selon leurs témoignages, la plupart des humoristes femmes, qu’elles soient musulmanes ou pas, sont en général moins considérées et soutenues que leurs collègues masculins, tout au moins en début de carrière.
L'humour voilé
Les humoristes musulmanes souffrent ainsi d’un triple stigmate relatif à leurs origines, leur genre et leur religion. Une identité multiple, un « entre-deux Je », titre du roman autobiographique de l’artiste franco-algérienne Souad Belhaddad, qui explique l’urgence de ces comédiennes de se mettre en scène.
Shazia Mirza, tout comme Azhar Usman pour l’humour musulman, est considérée comme la pionnière du veiled humor (littéralement « humour voilé »), une sous-catégorie de ce nouveau genre comique. Dans l’humour voilé, l’islam demeure le sujet central des sketchs, mais le hijab, porté par la performeuse sur scène, devient le cœur du spectacle. Pour les humoristes voilées, le foulard islamique est à la fois accessoire identitaire et instrument comique. « Je suis musulmane et je porte le voile, je ne me déguise pas simplement pour m’amuser », précise Shazia Mirza.
Ces artistes utilisent « leur » hijab pour renverser une image des femmes voilées qu’elles estiment erronée. « Il faut être les premières à dédramatiser le port du voile. Se moquer de soi-même est indispensable », explique ainsi Samia Orosemane, humoriste musulmane franco-tunisienne. Familière avec le travail de ses collègues anglophones, Samia Orosemane a importé le veiled humor en France et dans d’autres pays francophones, notamment au Maghreb.
Humour halal
Si la foi est devenue l’objet du rire, une sorte de « religieusement correct », une nouvelle éthique, semble se mettre en place : « Je ne vais pas parler des prophètes, de Dieu ou du dogme. Ni même des autres religions. Si je l’évoque, ce n’est que pour me moquer (quand c’est nécessaire) de la pratique, des exagérations etc., des hommes et non du culte », explique Nabil Zerrouki, à l’origine du concept d’humour « halal ». Samia Orosemane ajoute les gros mots, le sexe et « tout ce qui est susceptible de choquer le public » à cette liste de thématiques haram (« illicites »), en précisant : « au théâtre, le spectateur n’a pas une télécommande pour changer de chaine, il faut donc faire attention à ce qu’on propose ».
Toutefois, cet humour « 0% vulgarité », comme l’appelle Samia, ne fait pas l’unanimité. Tout en respectant les limites du blasphème, d’autres artistes, comme Shazia Mirza, sont moins attentifs à la sensibilité des croyants et ne s’interdisent pas des blagues salaces et crues sur scène. L’humour musulman a donc différentes déclinaisons, qui laissent toutes de côté le sacré. Une posture bien résumée par Hassan Zahi, coauteur d’A part ça tout va bien, premier site de comédie islamique : « Je tiens à spécifier que nous rions avec l’islam et non pas de l’islam! »
Au-delà de « la femme musulmane »
Les veiled humorists ne manquent pas une occasion de parodier avec autodérision les clichés sur les femmes musulmanes, afin d’« hétérogénéiser les différentes versions de la féminité », comme l’explique Nelly Quemener, maître de conférences en sciences de l'information et de la communication à l’université Paris 3 et spécialiste de l’humour.
Si chez les hommes, le « musulman barbu et terroriste » est le personnage le plus exploité, les humoristes musulmanes se présentent dans leurs sketchs sous les traits de « la femme soumise », « la femme pieuse », « la femme émancipée », ou encore « la femme au foyer » qu’elles revisitent à leur sauce, telle « tata Aïcha », une mère au foyer musulmane débrouillarde et tout sauf soumise incarnée par Samia Orosemane dans sa mini-série « Télé Aïcha » diffusée sur YouTube.
Ainsi, elles utilisent le rire pour se montrer plutôt que d’être montrées. Shazia Mirza : « Les gens imaginent que dans ma culture on n’est pas drôle, qu’on ne plaisante pas. Qu’on n’a pas de sens de l’humour, et tout particulièrement nous, les femmes. Les gens pensent que les femmes sont opprimées, réprimées, déprimées. Moi j’ai un sens de l’humour, on a un sens de l’humour nous les musulmanes! »
Tout comme leurs collègues mâles, les veiled humorists ont ainsi développé une Muslim pride, fierté qu’elles féminisent en parlant, comme Samia Orosemane, de Muslimah pride.
L’humour dévoilé
Pourtant, depuis quelques années, le veiled humor est en voie de disparition. Shazia Mirza et Samia Orosemane s’éloignent progressivement du « créneau musulman féminin ». La première enlève son voile, sur scène et en dehors, et assure : « j’étais prise au piège dans un rôle. J’avais totalement perdu mon identité dans tout ça ». Son abandon du hijab semble correspondre au besoin de « retrouver » son identité au-delà de sa confession, sans y renoncer pour autant. Quant à Samia, elle préfère désormais au hijab un turban à l’africaine, moins connoté.
Dans les spectacles des deux femmes, l’islam a fini par disparaître. La condition féminine, celle des enfants de migrants mais aussi, plus largement, l’actualité, la politique, etc., prennent le dessus. Dans son dernier spectacle, « Coconut », Shazia s’intéresse autant à Donald Trump qu’au Brexit, en proposant un humour moins « communautaire ».
Comment comprendre ces choix ? Si le veiled humor est né pour réagir à l’islamophobie et aux préjugés à l’encontre des femmes musulmanes dans le contexte occidental contemporain, sa fin signifie-t-elle aussi l’épuisement de ces idées ? J’y vois plutôt un nouveau départ pour l’humour voilé. Sans réfuter ou cacher leur confession, pour laquelle elles se sont battues à coup de blagues, les veiled humorists souhaitent à présent faire comme tout autre artiste : expérimenter.
Samia m’explique vouloir désormais proposer un humour « plus inclusif ». Dans son dernier spectacle, elle raconte ainsi avec un humour corrosif son parcours en PMA (procréation médicalement assistée), un sujet toujours aussi intime, mais qui déborde les enjeux communautaires pour s’adresser à tous, non plus aux seules musulmanes.
Cette contribution est basée sur une recherche en sociologie des religions intitulée « Les humoristes « musulmans » aujourd’hui en France. Actions et enjeux », réalisée par Diletta Guidi entre 2010 er 2012 à l’École Pratique des Hautes Études de Paris sous la direction du Prof. Philippe Portier (GSRL / CNRS). Pour en savoir plus voir : “Artistic reactions to contemporary controversies debates relating to Islam”, dans Erkan TOGUSLU (dir.), Everyday Life Practices of Muslims in Europe: Consumption and Aesthetics, Leuven, Leuven University Press, 2015, pp. 165-174 et « Rire et Islam », dans Dorra MAMERI-CHAAMBI et alii (dir.), L’Islam en France. Chroniques d’une histoire commune, Paris, Éditions Chroniques, 2012, pp. 174-176.
L'article a été créé dans le cadre d'un projet pilote de communication scientifique de la SSMOCI. Dans ce cadre, les journalistes Monika Bolliger et Emmanuel Haddad assistent les universitaires dans la rédaction de textes journalistiques sur leurs sujets de recherche.
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