Par Falestin Naili
«Alors que le conflit fait rage et que les dirigeants mondiaux s'efforcent de trouver une solution pacifique aux problèmes du Moyen-Orient, l'importance de Jérusalem ne fait que croître», écrit le pasteur américain John Hagee sur Twitter le 30 mai 2021, quelques jours après qu’un cessez-le-feu a mis fin à onze jours de bombardements massifs de l’armée israélienne sur Gaza et de tirs de roquettes du Hamas sur Israël. Cette crise avait été déclenchée par la menace israélienne d’expulser des familles palestiniennes dans le quartier de Cheikh Jarrah à Jérusalem. Cinq jours plus tôt, il tweetait déjà: «L'avenir de Jérusalem est au cœur du plan de Dieu pour l'éternité. Ne vous y trompez pas: Dieu enlèvera, récupérera, restaurera, réorganisera, rénovera, redistribuera, réengagera et rachètera jusqu'à ce que la ville sainte devienne le joyau de toutes les villes de la terre».
Cette déclaration ne devrait pas étonner, venant du fondateur de l’organisation pro-israélienne Christians United for Israel (CUFI), qui compte sept millions de membres aux États-Unis. Ces évangéliques fondamentalistes croient que l’installation des juifs en Terre sainte, la création de l’État d’Israël (1948) ou encore l’occupation israélienne de Jérusalem-Est (1967) sont les signes annonciateurs du retour du Christ. L’idée de l’enlèvement (rapture en anglais) de l’Église et des croyants -- leur ascension au ciel au moment de la fin des temps -- fait aussi partie intégrante de l’eschatologie dispensationaliste[1]. John Hagee s’est ainsi réjoui des violences du mois de mai, qui n’étaient pour lui qu’un nouveau signe prophétique: «Quand je vous dis que l'enlèvement de l'Église est imminent, "imminent" signifie que cela peut arriver à tout moment... Ce n'est pas une exagération; c'est un euphémisme. Si vous n'êtes pas prêts, préparez-vous, parce que nous nous apprêtons à quitter ce monde!» [2].
Pendant la présidence de Donald Trump, l’impact déjà prégnant du soutien des milieux évangéliques américains pour un État israélien expansionniste sur la politique américaine au Proche-Orient s’est encore accru, même si parmi les nouvelles générations évangéliques on trouve des voix qui s’opposent aux interprétations bibliques propagées par Hagee, y compris sur la question israélo-palestinienne[3]. L’ex-président républicain a ainsi répondu à la vieille promesse de faire de Jérusalem la capitale de l’État d’Israël (en conformité au Jerusalem Embassy Act, voté en 1995 sous la pression des évangéliques), confortant les colons israéliens et leurs soutiens. Et avec son plan de paix au Proche-Orient, présenté à la fin de son mandat comme le «Deal du Siècle», il a exaucé les vœux de la droite et de l’extrême-droite israélienne, ainsi que de ceux parmi les évangéliques américains qui les soutiennent.
Or l’arrivée de Joe Biden n’a pas diminué l’intérêt de ces derniers. Ainsi, le 10 mai 2021, dans le quotidien libéral israélien Haaretz, Ron Dermer, ancien ambassadeur israélien aux États-Unis, préconisait de renforcer la relation avec les milieux évangéliques américains plutôt qu’avec la communauté juive américaine, de plus en plus critique vis-à-vis de la politique de l’Etat hébreu et représentant une population moins nombreuse que les évangéliques [4].
Mais pourquoi les évangéliques américains s’intéressent-ils tant à Israël et quelle place réservent-ils aux juifs dans leur eschatologie? Pour le comprendre, il faut remonter aux lendemains de la «Grande Déception» de 1844 («The Great Disappointment») aux États-Unis et faire ressortir des limbes de l’histoire deux interprètes de la fin des temps: le pasteur William Miller et son adepte, Clorinda Minor.
L’échec d’une prophétie et «La Grande Déception»
Les prophéties apocalyptiques ont toujours occupé une place centrale dans l’exégèse de l’Ancien et du Nouveau Testament. Les idées appartenant aux exégèses protestantes sont regroupées sous le terme millénarisme, soit la croyance en une période future de mille ans de bénédiction. Parmi eux, les adeptes du dispentasionalisme font une interprétation littérale de la Bible, dont les textes apocalyptiques sont lus comme annonciateurs d’événements futurs. Ainsi, ils cherchent es signes du temps» dans l’actualité et revisitent les événements historiques à l’aune de l’apocalypse qu’ils attendent. Avant John Hagee, d’autres l’ont annoncée.
William Miller, par exemple, pasteur baptiste du XIXe siècle et fondateur du mouvement dit «Millérite», a entrepris de calculer des dates mentionnées dans la Bible pour conclure que la fin des temps et le retour physique de Jésus-Christ devrait avoir lieu entre 1843 et 1844, événement inaugurateur du Nouvel Âge. Au fil de ses tournées pour annoncer sa prophétie dans les grandes villes de l’Est américain, William Miller a rallié de nombreux disciples. Ainsi, le 22 octobre 1844, entre 50 000 et 100 000 Millérites attendaient le retour du Christ, certains ayant même abandonné maison et travail, convaincus que le monde était sur le point d’être détruit.
Las. En l’absence de la seconde venue du Christ, les disciples de Miller ont sombré dans «La Grande Déception»[5]. Nombreux ont ensuite renoué avec leurs cultes traditionnels, mais certains ont maintenu leur foi dans la prophétie de Miller, arguant qu’il fallait seulement refaire les calculs et reconsidérer les préparatifs nécessaires au retour du Christ.
Des «Indiens» de l’Ouest aux Palestiniens de l’Orient
Parmi eux, Clorinda Minor, qui faisait partie du milieu commerçant de Philadelphie. Après avoir eu une «révélation», cette dernière a corrigé la prophétie en y ajoutant une période de préparation pendant laquelle les juifs en Palestine auraient un rôle proéminent à jouer, et dont elle devrait être l’outil. Pour Minor, les prophéties ne pouvaient pas se produire en Amérique du Nord mais en Terre sainte. Le récit de son pèlerinage en Palestine (1849-1850) intitulé Meshullam! Or Tidings from Jerusalem [6] est un appel à soutenir la première colonie agricole établie en Palestine par John Meshullam, un Britannique juif converti à l’anglicanisme millénariste, dans le village palestinien d’Artâs. Aux yeux de Minor, ce projet correspondait parfaitement à sa vision «prophétique» pour l’avenir de la Palestine: dirigée par un juif converti avec l’ambition de soutenir les juifs destitués de Jérusalem et de leur apprendre l’agriculture, cette colonie agricole au sud de Bethléem préparait littéralement le terrain au «retour» des juifs, et donc au Second Avènement du Christ.
Car les juifs jouent un rôle clé dans la prophétie de la fin des temps: ils vont matérialiser les promesses faites à Israël dans la Bible. Considérés par certains comme les descendants naturels d’Abraham et les frères naturels de Jésus[7], ils doivent se réunir en Terre sainte afin de la préparer pour le retour du Christ, notamment en rétablissant le royaume de David et en reconstruisant le Temple.
Le livre de Clorinda Minor éclaire non seulement sur l’eschatologie millénariste, mais aussi sur l’esprit des colons «pionniers» américains: la frontière qui se trouvait jadis sur le continent nord-américain est transposée au Proche-Orient. Car les puritains anglais croyaient que le royaume de Dieu sur terre allait être établi sur le continent nord-américain, en Nouvelle-Angleterre, un acte providentiel qui inscrit l’entreprise coloniale dans la trame de l’histoire du salut. Pour l’historien Ussama Makdisi, les missionnaires américains de tendance millénariste «(…) incarnent un sens de mission revigoré né de l'épreuve de la conquête blanche et de la défaite indienne dans le Nouveau Monde»[8].
Les Arabes éliminés dès le premier acte…
Clorinda Minor décrit son pèlerinage en Palestine dans des termes très imagés. La Palestine apparaît comme un «foyer désolé et abandonné» qui attend le retour de ses véritables propriétaires, les juifs exilés [9]. La cause de cette désolation est imputée aux Arabes, identifiés par Minor comme les «fils sauvage(s) d’Ismaïl» [10]. Minor en appelle ainsi à l’intervention des millénaristes pour préparer le «retour» des juifs en Terre sainte. Ce retour impliquerait une transformation radicale du pays, dont elle a déjà eu une vision:
«Voici Jérusalem qui s’étend à nos pieds telle une carte, et le grand beau plancher du site du Temple, (...) puis au-dessus vers la gauche, les terrasses hautes de Sion, et la porte close, attendant dans le silence du recueillement, que Celui qui doit régner vienne et ouvre son seuil longtemps inexploré. Pas un Arabe n’a croisé notre chemin, et tout autour les collines isolées, silencieuses ont observé le sabbat avec nous : une présence sacrée semblait reposer sur la montagne, et j’ai été saisie de crainte... et j’ai prié pour qu'IL vienne rapidement (...) Et pendant que nous priions, un nuage de bénédiction est venu, que des mots ne peuvent pas décrire, car en un instant, mes sens ranimés n’ont plus vu le tas de débris en ruines, ni le sanctuaire du musulman, mais à leur place une ville, pure et belle, qui s’érigeait et, en son centre, dans la gloire de sa majesté, le Roi de Justice... » [11].
Dans la vision de la Nouvelle Jérusalem de Clorinda Minor, aucune place n’est laissée aux Arabes, ni, par extension, aux mosquées, qui doivent disparaître avec les décombres de l’apocalypse. À la place de la Jérusalem actuelle, une nouvelle ville doit voir le jour, «pure et belle», dépourvue à la fois de sa population arabe et des symboles de sa civilisation islamique. Cette transformation pourra avoir lieu sans recours à la force, au nettoyage ethnique ou à la démolition massive de maisons et de mosquées, car elle sera le résultat d’un acte divin.
… et les juifs disparaissent au quatrième acte
Mais les juifs pourraient eux aussi être amenés à disparaître, malgré leur rôle de premier ordre dans l’avènement de ce Nouvel Âge. Selon certaines interprétations, ils devraient en effet se convertir au christianisme afin d’être sauvés[12]. «La conception évangélique est une pièce en cinq actes où les juifs disparaissent au quatrième», commente le journaliste Gershom Gorenberg, auteur du livre The End of Days. La polémique suscitée au printemps 2020 par l’ouverture sur le câble israélien d’une chaîne de télévision évangéliques nommée GOD TV montre que la conversion des juifs continue à être une ligne rouge en Israël, même si le soutien des évangéliques est le bienvenu.
Pour John Hagee, comme pour Clorinda Minor avant lui, la question de la conversion se pose moins que celle du soutien le plus ferme à Israël: «Le principe scripturaire de la prospérité personnelle est lié à la bénédiction d'Israël et à la prière pour la ville de Jérusalem», tweetait Hagee le 19 mai 2021. Le pasteur John Hagee n’est pas uniquement le fondateur de Christians United for Israel (CUFI); il figure également sur la liste créée par l’organisation Israel Allies des cinquante soutiens les plus importants à Israël, au côté de l’ancien vice-président américain Mike Pence et de l’ancienne ambassadrice américaine auprès de l’ONU, Nikki Haley. John Hagee a été reconnu par l’État d’Israël comme l’un de ses plus grands contributeurs lors du 70e anniversaire de la fondation de l’État. Et c’est ce même Hagee qui, le 14 mai 2018, a récité la prière de bénédiction à la cérémonie d’inauguration de l’ambassade états-unienne à Jérusalem.
Falestin Naïli est une historienne associée à l'Institut français du Proche-Orient et à l’Université de Bâle, spécialiste de l'histoire sociale de la Palestine et de la Jordanie à la fin de l'époque ottomane et pendant le mandat britannique. Son premier livre, "La Palestine entre Patrimoine et Providence: imaginaires bibliques et mémoire du village d'Artas, XIXe et XXe siècles", paraîtra en 2022 aux éditions Karthala.
Cet article a été publié en collaboration avec Orient XXI et sur leur site est également disponible en arabe et en anglais.
[1] Le dispensationalisme est basé sur une interprétation littérale de la Bible et une conception de l’histoire de l’humanité en sept phases distinctes («dispensions») caractérisées par des rapports différents entre Dieu et l’humanité. Selon l’Encyclopédie du Protestantisme (1995) «une des pierres de touche est la séparation entre la destinée d’Israël et celle de l’Eglise, qui ne se réunissent même pas à la fin: les promesses du Royaume faites à Israël sont terrestres et il n’est pas permis de les "spiritualiser"; elles ne s’accomplissent donc pas dans l’Eglise.» L’Anglais John Nelson Darby (1800-1882) est un des principaux penseurs de cette vision de l’histoire du salut.
[2] Gregory Khalil, Christians must rethink their reflexive support for Israel, Washington Post, 27 mai 2021. Pour une analyse plus détaillée de la pensée de Hagee, voir Randy Reed «Of Prophets and Propaganda: An Exploration of Christian Dispensationalism using the Work of Martin Riesebrodt», Journal for the Scientific Study of Religion, 51/3, 2012.
[3] Pour une analyse fine des positionnements multiples des évangélistes, voir Sébastien Fath, «Le poids géopolitique des évangéliques américains: le cas d’Israël», Hérodote, no. 119, 2005/4, pp. 25-40.
[4] Cora Alder et Emanuel Schäublin, US Evangelicals, from Prophecy to Policy, Policy Perspectives 8/11, septembre 2020.
[5] Eugene Weber, Apocalypses et Millénarismes, Paris, Fayard, 1999, pp. 208-209.
[6] Livre publié en 1851 sous le nom de A.L. Wood à Philadelphie.
[7] A.L. Wood, Meshullam! Or Tidings from Jerusalem, op. cit., p. iv. Ceci était une idée répandue notamment chez les millerites.
[8] Ussama Makdissi, Artillery of Heaven, American Missionaries and the Failed Conversion of the Middle East, Ithaca, Cornell University Press, 2008, p. 4.
[9] A.L. Wood, Meshullam! Or Tidings from Jerusalem, op. cit., p.13. Traduction par F. Gillespie.
[10] Ibidem, p. 67-68.
[11] Ibidem, p. 80-81. Majuscules par l’auteur. Italiques ajoutés.
[12] Voir à ce sujet Eugene Weber, Apocalypses et Millénarismes, Paris, Fayard, 1999.
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