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Voyage au pays de l’homogénéité

Auteurs/autrices: Kwaku Adomako, Mariama Diallo et Anne Lavanchy | Edition: Arnaud Gariépy (SAGW)

Lors d’un examen en janvier 2024, un étudiant a raconté l’effet d’une intervention marquante sur sa vision de son avenir professionnel : pour la première fois, une personne de la même couleur de peau que lui avait animé une séance de cours.

Lors de cet examen oral sur la posture réflexive en travail social, cet étudiant a analysé l’impact émotionnel de cette expérience, lui permettant d’envisager un avenir professionnel dans lequel il ne s’était jamais projeté – non pas par manque d’intérêt pour la recherche, mais parce que l’absence, non thématisée comme telle, de personnes « comme lui » rendait cette perspective impensable. 

Pourquoi partir de ce cas pour démontrer qu’il y a un manque de diversité et d’égalité au sein du personnel d’enseignement et de recherche en Suisse, et esquisser ses répercussions ? Nous offrons une réponse en trois temps à cette question : la première porte sur les données sur la « diversité » ; la deuxième, sur la dimension euphémique du terme « diversité » ; et la dernière sur les conséquences, pour le savoir scientifique, de la blanchité comme norme dominante dans le milieu académique.

Le racisme sans race en œuvre 

En identifiant « la couleur de la peau » comme un marqueur social, l’étudiant mentionné ci-dessus se réfère à un contexte dans lequel cette couleur de peau le différencie en le racialisant. L’intervenante externe présente dans cette séance et lui n’avaient en commun ni trajectoire familiale ou personnelle, ni statut de séjour, ni nationalité, ni langue maternelle. Cela permet d’attirer l’attention sur les critères intervenant dans la définition d’une certaine conception de la « diversité ». Si dans l’absolu ces critères varient, l’inscription dans un contexte socio-politique donné opère une sélection de ceux qui sont « pertinents », et par là-même efface d’autres aspects. En Suisse, la « diversité » dans le langage courant se limite au « genre » (en référence à l’inclusion des femmes), incluant parfois l’âge et la nationalité. En revanche, la question de la racialisation ainsi que celle de la classe sociale, sont absentes des débats sur la diversité. Ce tabou se constitue à partir d’un racisme structurel et y contribue en retour. Il participe de la définition d’un « racisme sans race »1 qui caractérise la société suisse. 

Taire la manière dont la couleur de peau est « lue » - selon des normes sociales issues d’une histoire coloniale dont la Suisse s’est longtemps targuée d’être innocente2 - affecte doublement les personnes racisées : en niant la réalité des « micro »-agressions quotidiennes auxquelles elles sont confrontées ; et en rendant inaudible leur dénonciation. Cela alimente le « paradoxe des données » : puisqu’aucune statistique n’est produite sur la base de la « race » ou de la « couleur de peau » en Suisse, la recherche sur les effets du racisme est rendue plus compliquée, ce qui conduit au déni quant à l’existence et l’étendue du racisme systémique. La racialisation est dite par des « avatars » et des glissements sémantiques3 en apparence descriptifs et neutres – la nationalité et le lieu de naissance notamment – ce qui reproduit l’idée selon laquelle une personne suisse, née en Suisse, serait blanche et que toute personne non blanche serait née ailleurs et/ou ne serait pas suisse. L’association réductrice de la couleur de peau non blanche avec un « ailleurs » se reflète dans la délégation de la lutte contre le racisme aux « bureaux d’intégration ». Dans un contexte de production active de méconnaissance sociale, les expériences personnelles deviennent révélatrices des réalités sociales vécues par plusieurs étudiant·e·s et chercheu·rs·ses non-blanches dans les milieux académiques suisses. 

Un tabou qui pèse sur la production du savoir

En Suisse, la gravité de l’impact de la racialisation et du racisme sont minimisés. Ce processus exclut les expériences et réalités des personnes racisées des discussions médiatiques, politiques et scientifiques portant sur « la diversité ». Le tabou qui nourrit le « racisme sans race » en Suisse rend difficile d’obtenir des fonds de recherche pour étudier les processus de racialisation et leurs effets, alors même que la Suisse a été épinglée par les Nations Unies pour son racisme systémique et par la Cours Européenne pour profilage racial, expertises dont les résultats ont été largement délégitimés et contestés comme n’étant pas « à l’ordre du jour ». 

Récemment, des recherches produites sur la colonialité4 dans le contexte suisse sont relayées par des expositions au Musée d’ethnographie de Genève comme au Musée national suisse à Zurich et au Kunstmuseum d’Aarau. Mais à ce jour la composition des équipes de recherche reste marquée par une surreprésentation (quasi hégémonique) de personnes blanches. À cet égard, les enjeux autour de la question de la « diversité » en termes de racialisation rappellent les débats des années 90, sur la présence des femmes au sein du corps enseignant et de recherche dans les Hautes écoles suisses. Entretemps des statistiques ont été établies, qui ont montré la sous-représentation des femmes et ont permis une augmentation notable de ces dernières dans les postes de recherche. Les programmes de mentorat mis en place ont fait leurs preuves comme mesures permettant cette augmentation, même si elles semblent avoir atteint leurs limites.

Reste à comprendre en quoi une situation de sous-représentation impacte la qualité des recherches et des connaissances scientifiques. Avec l’influence des théories féministes sur les sciences sociales, la reconnaissance de la portée des épistémologies situées a montré l’importance de l’inclusion de divers points de vue pour comprendre les mécanismes de reproduction des inégalités matérielles, et des injustices épistémiques. Un constat qui par ailleurs ne s’arrête pas aux frontières des sciences dites « dures », basées sur des épistémologies positivistes et des méthodes statistiques, puisque de récents articles ont mis en évidence l’existence des biais5 dans la production de savoirs scientifiques et leurs implications pratiques, y compris pour l’intelligence artificielle et le monde numérique en général. 

Actuellement, les scientifiques racisé·e·s qui s’intéressent aux questions de racisme doivent défendre le caractère scientifique de leurs résultats6.

Aucun chercheur blanc travaillant sur des hommes blancs ne voit a priori la scientificité de sa recherche remise en question en raison d’une trop grande proximité supposée, et de la trop grande sensibilité qu’elle impliquerait et qui nuirait à la qualité scientifique de son analyse. 

Par des mécanismes de délégitimation des chercheu·rs·ses racisé·e·s, la blanchité normative dans les hautes écoles suisses met à distance les savoirs produits par les personnes racisées sur et à partir de leur propre réalité. Cela rend visibles les barrières spécifiques rencontrées par les scientifiques afro-descendant·e·s suisses.

Les obstacles augmentent encore lorsque ces chercheu·rs·ses n’ont pas la nationalité suisse ou celle de l’un des pays de l’UE. Les personnes des pays tiers inscrites en doctorat voient  leurs années de recherche doctorale comptabilisées comme des années d’étude et non de travail, ce qui est le cas des doctorant·es provenant de l’union européenne. Cette inégalité de traitement a des conséquences directes sur les perspectives d’insertion académique. En effet, les exigences de mobilité internationale pour obtenir une bourse de recherche postdoctorale compliquent singulièrement les trajectoires professionnelles : en obtenir une implique souvent de renoncer à son permis de séjour, car les permis B et C excluent la possibilité de passer plus de six mois en dehors de la Suisse. 

Par des dispositifs symboliques, administratifs et juridiques, les mécanismes propres au racisme systémique et institutionnel contribuent à consolider et entretenir cette homogénéité. Cela explique pourquoi il a été si frappant, pour un étudiant, de voir une personne de la même couleur de peau que lui intervenir dans une séance de cours. En Suisse, il n’y a pas encore eu de mouvements de fond pour thématiser la blanchité des curriculums académiques et des scientifiques. Il devient urgent de décoloniser les esprits7 à plus large échelle pour contribuer à élaborer des connaissances scientifiques plus riches, plus complètes et plus précises.

Références

[1] Michel, Noémi (2020): Le Racisme" sans race. DeFacto-Blog series.

[2] Wekker, Gloria (2016): White Innocence: Paradoxes of Colonialism and Race, Duke University Press.

[3] Guillaumin, Colette (1981): “« Je sais bien mais quand même » ou les avatars de la notion de race”, in Le Genre humain 1, no. 1, p. 55-64.

[4] Théorisé par le sociologue péruvien Anibal Quijano, le concept de « colonialité du pouvoir » se réfère à la persistance de structures de pouvoir coloniales, notamment racialisées, au-delà de la décolonisation formelle.

[5] Henrich, Joseph, Steven Heine & Ara Norenzayan (2010): Most people are not WEIRD, Nature 466, 29, https://doi.org/10.1038/466029a

[6] Blassel, Romane, Géraldine Bozec, Élodie Druez, Rosette Megnimeza-Fongong, Francine Nyambek-Mebenga, & Malika Touddimte (2022), « Par et au-delà de la race : jeux de proximité et de distance dans une enquête sur l’expérience du racisme », Émulations. Revue de sciences sociales, no. 42, p. 83-98.

[7] wa Thiong’o, Ngugi: “Chapter 38 Decolonising the mind” in: Prentki, T., & Abraham, N. (Eds.). (2020): The Applied Theatre Reader (2nd ed.), Routledge. https://doi.org/10.4324/9780429355363

Les auteurs/autrices

Kwaku Adomako est un Canado-Ghanéen, naturalisé italien. Il a travaillé pour des ONG et des organisations intergouvernementales au Canada, au Ghana, en Suisse et au Kenya. Ces expériences professionnelles qui touchent le genre, la sexualité, la migration et l’inclusion sociale se combinent avec ses quatre passions disciplinaires : l’anthropologie, la sociologie, les études genre et les études internationales. 
Il mène actuellement une enquête sur les effets de la mondialisation des sexualités au Ghana. Le projet explore comment les activistes LGBTI locaux se positionnent à la fois entre plusieurs mondes et au sein des réseaux transnationaux pour façonner des politiques sexuelles dans leurs pays.

Mariama Diallo est titulaire d'un Bachelor en sociologie et d'un Master en socio-économie de l'Université de Genève. En 2022, elle a collaboré à une recherche dirigée par Géraldine Bugnon (UNIFR) portant sur les formes d’hybridation entre travail social et droit dans les dispositifs romands de médiation pénale pour mineur·e·s à partir de trois études de cas (Fribourg, Genève et Valais).
Actuellement adjointe à la Direction de la Haute école de travail social Genève, elle est également co-fondatrice du collectif « Réflexion décoloniale », qui vise à sensibiliser les milieux académiques au racisme systémique à l'œuvre au sein des institutions de transmission de savoirs. A ce titre, elle a contribué aux travaux de la Ville de Genève sur les monuments et l'héritage raciste dans l'espace public (2020-2024).

Anne Lavanchy est anthropologue et professeure à la Faculté de travail social, HES-SO Genève. Ses recherches portent sur les relations de pouvoir au niveau structurel, notamment au prisme de la production de la nation comme « blanche » au Chili et en Suisse. Mobilisant les concepts des études critiques de la racialisation, des études de genre et de l'intersectionnalité, elle travaille avec des méthodes qualitatives ethnographiques, en suivant une approche inductive. Entre 2009 et 2019, elle a été rédactrice en chef de la revue suisse d'anthropologie Tsantsa. Elle est actuellement membre du conseil scientifique de la collection Penser la Suisse. Elle est également responsable du groupe de réflexion éthique et déontologique, une commission de la Société suisse d'ethnologie, avec la chercheuse Wiebke Wiesigel (UniNE).

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